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Marc Édouard Nabe  05.05.10

 

L'homme qui arrêta d'écrire ne le fit en fait jamais. Il fallait selon lui être naïf pour le croire. Il faut être naïf pour croire les gens, ça semble évident. Il faut être naïf pour ne pas lire la vérité derrière toutes ces ruses, tous ces non-dits, tous ces mensonges. Le naïf peut donc être pillé allègrement puisqu'il ne sait pas retirer les masques. Enfant coupable, incapable de dissimuler ses forfaits à des parents paranoïaques, il assiste impuissant au repas de famille. Il comprendra plus tard. A moins qu'il ne préfère guetter les prémices d'une poilade générale pour se jeter dans la mêlée des initiés, et rire! Complice aguerrit aux rudiments primaires de la fourberie, il pourra maintenant revendiquer son appartenance à un groupe, et pourquoi pas masser la terre sanguine avec laquelle il édifiera sa statue d'adulte.

     Sur le livre noir de Marc Édouard Nabe, pas de code barre. J'entends dire que la notoriété permet cela. Pourtant ils ne sont pas nombreux à se risquer dans cette entreprise. Les esclaves, ayant plongé dans la fosse à fumier pour quelques Euros de plus, en veulent toujours à celui qui parvient à s'affranchir. Les poignées de merde qu'ils lanceront n'atteindront pas son nœud papillon. Lui l'a fait. Heureuse initiative. Formidable espoir pour tous ceux qui prétendent avancer sans laisse. Les leçons d'autogestion viennent peu souvent des anarchistes. Formidable confirmation pour tant d'illustres inconnus qui agissent de la même façon contre l'indifférence des microcosmes culturels, ou contre la sanction légitime devant la flagrance de leur nullité. Auto production, édition à compte d'auteur... Quelle joyeuse guerre!

     Heureux d'atteindre les 3000 exemplaires, Marc Édouard Nabe se fend d'un mail. Ses lecteurs reçoivent une invitation : jeudi 15 avril 2010 à partir de 19H30, espace Châtelet Victoria, 19 avenue Victoria Paris 1er.

A 21h tout le monde est là. Le public de l'auteur negrophile se compose quasi exclusivement de blancs, bourgeois. La galerie est pleine. Chacun commente la peinture de Patrick Pages. Beaucoup cherchent encore le rapport entre les tableaux exposés et les écrits offensifs de notre hôte. L'amitié? Quoi d'autre? J'entends un « Celui la est pas mal ».

      Je parle avec une psychologue de la féminisation...  Le bar vole la vedette à Marc Édouard Nabe jusqu'à ce qu'il entreprenne une lecture. Applaudissement. Rire. Applaudissement. Je pars. Près de la sortie je croise deux jeunes, impatients que soient dédicacés leurs exemplaires originaux d' « Au régal des vermines ». Combien coûte ce livre? Je ne suis pas chez moi.

 

     Sur dix millions d'espèces animales recensées, cent trente cinq mille appartiennent à la famille des mouches ; en voyageant à la vitesse de la lumière il nous faudrait 2,5 millions d'années pour nous rendre sur la galaxie la plus proche, Andromède ; trente millions de moineaux pèsent autant qu'un centimètre cube de trou noir! Pendant ce temps, Marc Édouard Nabe badigeonne dieu, hypothèse fossile, de son ego.

 

 

 

 

 

Antiquités nationales 30.05.10

 

     Départ pour le musée. A mesure que j'avance les pavillons gonflent, les trottoirs s'élargissent, la vue se dégage et les cheveux poussent. Rue Francis de Préssensé (député socialiste), rue Édouard Vaillant (député socialiste), boulevard Jean Jaurès (député socialiste), rue Voltaire (écrivain philosophe), avenue Jean Jacques Rousseau (écrivain philosophe), avenue Paul Doumer (président de la république), avenue Jean Jaurès (député socialiste), pont Georges Pompidou (président de la république), avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny (militaire), avenue Gambetta (président du conseil), rue Adolphe Thiers (président de la république), c'en est trop, je me gare.

     Aux terrasses des cafés qui flirtent au Sud avec le musée des antiquités nationales ...antiquités nationales... des grappes de belles adolescentes à frange usent leurs jeans slims sur les sièges en osier. Deux Cocas, une blanche, un diabolo et des clopes. Osseux, bons élèves, leurs princes géniteurs échouent au creux de la même écluse ; fortune des bouchons de liège bien nés.

Après les douves où dépérit une allée couverte découverte, l'immense porte du château rafistolé puis le portique de sécurité. Biiiiip ! « Allez y, passez !». Ah bon !

     Un ticket et s'offre à moi l'histoire de l'intelligence et du style en quelques vitrines un peu vieillottes. Un étalage de pierres ingrates ouvre le bal. J'imagine. Un homme ramasse un silex et en fait un chopper sans hurler au Ready Made. Un autre lui donne patiemment la forme d'une feuille de laurier. Entre les deux ? 2,5 millions d'années !

Il aura fallut 2,5 millions d'années à une poignée d'hommes pour venir à bout de cette caillasse et rendre caduc ce chef d'œuvre de technologie. Les droits de l'homme ont 221 ans, le football 147 ans, la télévision 84 ans et moi 36 !

     Dans la salle suivante je suis arrêté net par un peigne en bronze. L'âge du bronze... Magnifique, pur, abouti, on dirait une petite danseuse émerveillée par sa tenue de parade, une petite fière d'arborer des hanches désirées. Je ne parviens pas à trouver l’âge de cette antiquité nationale ...antiquité nationale... certainement plus de 3000 ans.

Antiquité : caractère de ce qui est très ancien

Nationale : Relatif à une nation ; qui lui appartient – qui intéresse tout un pays

 Je ne suis pas au musée national des antiquités, ce sont donc les antiquités qui sont nationales. Elles, petites molécules enrôlées de force dans une guerre pour la fusion d'un empire déjà bien amputé ; d'une nation allant de Bastia à Nouméa, de Metz à Kourou, de Guéret à Pointe-à-Pitre. Je doute que ce fondeur (imbécile ignorant la différence entre un artisan et un artiste) ait plus de points communs avec Dominique Strauss khan qu'avec un autre fondeur d'Anyang sous la dynastie Shang.

Comment ce peigne en bronze, cette Vénus à la capuche, ce statère Ambiani, cette plaque boucle damasquinée et cette fibule faite de grenats cloisonnés d'or peuvent-ils appartenir à une même nation ? Appartenir à Une nation ?

     Trésors transformés en Voyageurs Représentants Placiers, ils furent condamnés à vendre le concept de nation française aux bretons, aux alsaciens, aux basques, aux vendéens. Aux armes citoyens, et plus vite que ça !

Mais déjà le concept de monde les ringardise. Un musée des antiquités mondiales verra le jour. On pourra y admirer les lunettes d'Attali, la caméra de Spielberg, les papiers de Besancenot, le sac de riz de Kouchner, l'ULM de Hulot, la guitare de Youssou N'Dour, le passeport de Satam Al-Suqami, un portait séricouté de Marilyn...

     Fondeur, que ton métal en fusion traverse les âges et brûle ce fronton.  

 

 

 

 

La guerre sociale n’aura pas lieu 10.10.10

 

De passage rue Cavallotti, je m'arrête devant l'enseigne d'une boutique sur laquelle est écrit « A mi-hauteur entre ciel et mer, entre un aval et un amont d'éternité... Ils sont nos médiateurs ». Et juste en dessous quelqu'un a taggé à la peinture blanche « Vive l'émeute » et le A de anarchie.

L'émeute, celle que Pascal Boulanger mariait astucieusement à l'émotion, je la vivais depuis deux semaines.

Me rendant seul au vernissage d'une peintre russe, je découvre une petite galerie animée au 12, rue Durantin. L'ambiance me plait. Je dis bonjour à Christophe, l'ami d'enfance qui m'a invité, puis je m'intègre à la communauté sans trop savoir à qui parler, sans trop savoir qui éviter.

Figé au milieu de la pièce, un petit chien batailleur me provoque du regard. Je m'accroupis, le gratte énergiquement, l'énerve et... Tiens ! Il a une laisse. Je suis des yeux la cordelette. Oh ! Sa maîtresse ! Une russe de 29 ans, plus belle que l'imagination.

Nous parlons ensemble des belles choses : « Hans Bellmer ? », « André Breton ! », « Taïga de Murat ? », « Francis Bacon ! », « Le blog des Surlucidistes ? » « T'as une carte ? ». Elle me demande une carte ! « T'as un mail ? ». Elle me demande mon mail ? Merde, il n'y a pas de stylo dans cette galerie ? Si ! En voilà un. Elle rejoint ensuite ses amis avec dans son sac, mes coordonnées. Elle s'éloigne. Elle est loin, plus de deux mètres. Je la regarde avec insistance. Vers 23 heures elle vient me dire au revoir, me caresse le bras et s'en va.

Deux jours plus tard je reçois un mail commençant par « Souvenez-vous monsieur l'artiste » et se terminant par « A bientôt ». Six mails, treize mails, vingt et un mails. Nous nous retrouvons devant le théâtre du Châtelet. Quelle joie de l'attendre.

La voilà, cheveux blonds coupés, elle est magnifique.

Trois soirs durant nous marcherons sur Paris, des étoiles naines de l'Hôtel Dieu, à la fontaine Saint-Sulpice (elle m'embrasse), de la nef de l'église de Saint Germain des Prés, au Quai Conti (Je lui prends la main). Touriste amoureux, j'obéis au commandement supérieur de l'atome : je l'aime. J'ai la foi du soldat de papier. Mon scooter Spoutnik s'affranchit de l'attraction terrestre. Mon téléphone Spoutnik reçoit des messages en provenance du soleil. Mon ordinateur Spoutnik entre en contact avec les forces extraterrestres.

Je suis rayonnant, droit, je parle des heures sans bafouiller, je regarde sans oublier, je suis le présent doué de prescience, je la fais rire, je la fais sourire. « J'ai l'impression d'avoir 16 ans » me dit-elle emplie de joie, hilare et enamourée.

Pourtant il me semble bien que j'avais des factures à payer ? Ou alors quelqu'un à rappeler ? En tout cas j'avais des amis ! Au moins un ? J'habite dans quel arrondissement au fait ?

Je fus le halo blanc au centre de l'explosion, je suis un amas de débris récoltés dans les déserts quelques heures après la déflagration. C'est fini. Déjà. 

  Samedi 9 octobre, la nuit est chaude.

On fête les vendanges. Un vieil homme accompagné de son orgue de barbarie, chante la complainte de la butte. "En haut de la rue Saint-Vincent, un poète et une inconnue, s'aimèrent l'espace d'un instant, mais il ne l'a jamais revue". Je comprends maintenant le nom de cet instrument. Chaque tour de manivelle me dépouille d'une vertèbre.

Un peuple parlant toutes les langues regarde les feux, d'artifice ceux-la. Le bruit violent des bombes envahit les ruelles de Montmartre comme l'armée des fantômes de la Commune.

J'ai voulu la foule pour oublier.

Couvre, couvre neige notre horizon.

Il y a la beauté. La guerre sociale n'aura pas lieu.

Vive l'émeute !

 

 

 

 

 

La beauté atomique 24.10.10

 

Près du cimetière de Montmartre, un petit appartement situé au rez-de-chaussée est le théâtre d'un anniversaire. A l'intérieur je découvre une télévision, un canapé-lit recouvert d'un tissu africain, une armoire en contre-plaqué assortie à une petite étagère supportant quelques DVD de séries américaines, des bougies ainsi qu'une dizaine de livres, peut-être un Houellebecq ou un Zweig ? Dans l'évier du coin cuisine baignent une passoire et des couverts dépareillés ayant servi à préparer les toasts. Sur le mur du salon a été punaisée une affiche en noir et blanc de Chaplin. Elle est déchirée. Dans la petite chambre comme dans les toilettes, seules quelques cartes postales habillent les murs blancs. Il n’y a rien ici qui puisse nous rattacher au beau, au bien, au vrai. Pas de tableau, pas de bibliothèque, pas de guitare, même pas une plante. L’objet le plus ancien doit avoir 10 ans. J'ai le vertige, l’impression d’évoluer hors contexte, d’être nulle part et partout, chez personne et tout le monde. Pourtant on pourrait tuer n'importe quelle religion simplement en la situant dans le temps et dans l'espace. Cet appartement me fait penser à ces villes de banlieue que l'on rase et que l'on reconstruit à l'infini, sans que personne ne pleure un arbre, une fontaine, une passerelle, une école. Je suis pourtant habitué à vivre dans le vide, trente années passées à Bezons dans le Val d'Oise m'ont aguerri.

Plus les gens font la fête, plus leur masque de joie se met à suinter le désespoir. J'ai toujours eu envie de pleurer en regardant les danseurs perchés sur un char lors de la GayPride. Sur quel char suis-je monté ? Mon hôte me dit qu'elle aime les voyages. Elle rit quand je lui dis que j'en ai fait quantité de merveilleux sur les chemins de Picardie, dans les forêts des Vosges, près d’un petit étang creusois. Il doit lui falloir au moins une frontière pour qu'elle ait le sentiment d'avoir voyagé, un tampon sur le passeport ou minimum un bon millier de kilomètres. Je l'imagine trimbalant la canne blanche lui servant de regard, dans la 53ème rue à New York, dans un souk de Djerba, sur la plage de Juan Dolio.

Peu à peu les invités arrivent, s’entassent. Assis sur la moquette je tente de participer à un échange, même pas une conversation. Une fille me tend un Mojito. « Tiens ! ». « Non merci je suis au jus d'orange ». « T'aime pas le Mojito ? ». « Je ne bois pas d'alcool ». « Non ? T'en bois plus ? ». « J'en ai jamais bu en fait ». « Non ? T'es vraiment pas curieux ! ». En une phrase elle a réussi à vampiriser toute ma vitalité, toute mon énergie, à dévaster mon panthéon. Adieu peintres, musiciens, poètes, philosophes, révoltés. Adieu fleurs, océans, constellations, lumières, oiseaux, bois précieux. Vous voilà tous noyés dans un verre en plastic contenant du Mojito !

Mais les gouffres ont toujours eu de l’inimitié pour moi. Elle se lève en quête d'un meilleur public. Elle se lève et ma tête se trouve face à son jean moulant. Son jean moulant... Étrangement, au même instant, je pense à mon grand père paternel. Il fabriquait des vélos. Il fabriquait tout ce qu'il voulait. Un artisan de ceux qui vous épargnent à vie de vous faire enfler par Andy Warhol. Un jour il m'a raconté son plus beau souvenir. Enfant, il aimait plus que tout regarder le vent dans les feuilles d'un prunier. A soixante ans passé ; le vent dans les feuilles d'un prunier.

Le jean moulant! Les feuilles au vent ! C'est ça ! La beauté atomique. Quand tout semble avachi, éteint, sale, il faut avoir de la poésie plein les mirettes pour pouvoir détecter et agripper toutes les microparticules de beauté, voyager ainsi d'atome en atome et créer des sentiers de beauté dans un royaume de laideur. Un rayon, un jean moulant, une écaillure, une mèche, une plume, forment une chaîne qui m’arrime solidement à tous les volcans du cosmos, à tous les soleils.

J’arrive à l'âge ou toutes les jeunes femmes sont belles, alors avant de fuir je replonge dans cet anniversaire en quête de sourires et d’étincelles, tout en gardant à l'esprit que jouer avec des atomes laisse entrevoir certaines perspectives explosives.

 

 

 

 

 

Souvenir d’une intuition 01.11.10

 

  J'ai un compte à régler avec Bezons, paysage vomis, antichambre de l'urgence, jardin dévitalisé, territoire bariolé, bricolé, éteint, obèse, gisant. Quand on est là-bas on attend toujours quelque chose, un départ au mieux, une destruction pourquoi pas? Pourtant, quantité de mes souvenirs se cachent ici. La maison ou j'ai passé mon enfance, les marronniers tentateurs, les cerisiers vitrifiés, les abricotiers frileux complices du cambriolage, les trous dans le bitume de l'école ou il fallait mettre ses billes, le stade de football enfoncé dans un cratère, le mur ou écraser mes balles de tennis complètement pelées, la boutique ou j'achetais des jouets, les amours anciennes et les amitiés déconstruites. Tout était là. J'ai presque tout oublié par la grâce d'une mémoire sélective. Tout sauf le souvenir d'une intuition.

   Pour m'être trouvé enfant au milieu des bouquets de bruyère cendrée en été ou le corps tout entier plongé dans un océan bordant de hautes falaises de schiste, je pressentais qu'avoir à franchir le pont de Bezons, la rentrée venue, était une injustice. Il m'a fallu attendre d'avoir le regard neuf pour comprendre. Les vandales ! Ils ont fait lever des immeubles indignent de prendre du bleu au ciel à l'entrée de la ville, comme les barreaux d'une cellule forgés par les détenus eux même. Ensuite ont été massacrés en priorité les grands axes. Émile Zola, Jean Jaurès, Édouard Vaillant, Voltaire, et Henri Barbusse ont troqué leurs lauriers contre des hangars en tôle, un Léon de Bruxelles, quatre stations services, des tours frigides, des restaurants grecs, des banques, des restaurants grecs, des agences immobilières. Même Jean Nouvel est venu s'y soulager en déposant un immense cube gris. Comme un pavé dans la gueule des communistes, retour à l'envoyeur. Dans ce pavé des gens dorment, d'autres travaillent, d'autres enfin sont enfermés là le temps d'une garde à vue car il s'y trouve un commissariat. J'imagine un lanceur de pavé enfermé dans ce pavé lancé par un lanceur de pavé... Éternel recommencement. Pendant ce temps les vandales courent toujours. On les a vu à Clichy, à Créteil, à Goussainville. Ils ont brillé à Saint Denis. J’ai toujours été épaté de voir le soin particulier qu’ils avaient mis à détruire la ville des rois. Il fallait lui faire payer son blason azure semé de fleurs de lys d’or en pratiquant une seconde décapitation.

   Allée Barbara, square des Batignolles, je me trouve entre deux platanes. L'un d'eux mesure 33 mètres de hauteur et fait 4,90 mètres de circonférence. Ses branches immenses et lourdes couvrent le petit étang. Il a été planté en 1840. Peut être que Louise Michèle s'est adossée à cet arbre, peut être que Rimbaud y a abrité ses semelles de vent le temps d'une fugue, peut être que Marie Laurencin et Apollinaire se sont embrassés dessous, peut être que Duchamp a uriné dessus ? Cette fois j'ai pris soin d'emporter un morceau de pain pour nourrir les oies à têtes barrées qui viennent toujours en bande réclamer l'impôt révolutionnaire. On les nomme ainsi parce qu'elles ont un trait noir sur la tête, une rayure comme celle que le nouveau tramway inflige au pont de Bezons, une rayure comme celle que le pont de Bezons m'a infligé. Moi, comme les autres, je devais vivre là dedans, dans cette rayure, dans ce pli. Aimer, toucher, vouloir, rire et faire semblant de croire que le soleil entre même dans les latrines quand il se contente d'y balancer quelques poignées de lumières.

  Si je marche trente minutes, je serais aux Tuileries.

 

 

 

 

 

Flux et reflux 22.11.10

 

   Il n’y a personne rue Liebniz le dimanche à 13h. Deux rangées de platanes bordent une allée centrale goudronnée. Je l’emprunte pour me rendre aux Puces de Clignancourt, le seul endroit que je fréquente où un simple porche peut séparer deux classes. Avenue Michelet, je disparais dans un flot discontinu d’âmes abusées. Nous parcourons le trottoir où s’entassent baskets, manteaux de cuir et tee-shirts dissonants. L’air ici appartient aux plus vulgaires. Ça rit fort, ça colle, ça interpelle, ça revendique la plus haute médiocrité, ça placarde sa bêtise sur tous les tympans, sur toutes les rétines. Les autres passent en regrettant que le spectacle les harcèle jusque dans les recoins de leur quotidien. Il arrive que dominés résignés et dominés arrogants se mordent jusqu’au sang pour purger la frustration générée par ce maître qui ne les sortira jamais du clapier. Le quart d’heure de caresses ne leur sera pas concédé. Warhol, encore lui, savait au moins avoir pitié. Ici il est possible d’acheter quelques vêtements de marque, ou ressemblants à s’y méprendre, un peu moins chers qu’ailleurs. Ainsi le lundi venu, le fils de prolo conserve toutes ses chances de séduire celle qui n’aura pas été assez belle pour s’extraire de sa classe sociale. La compétition entre mâles ignore les intentions poétiques.

Prolétaire : qui n'a comme seule richesse que ses enfants.

Entre deux boutiques, un passage permet d’accéder au marché Vernaison, mais personne n’y accède. Un sas hermétique et transparent fait son œuvre. Il faut être solide sur ses appuis pour ne pas y voir l’œuvre d’un puissant magicien ou l’action d’une main invisible. Dans ce marché, ceux que la fortune n’a pas totalement délaissés frôlent le Styx sans jamais le regarder. Sur leur berge aménagée ils ne voient jamais accoster les sous-classés. Et pourquoi accosteraient-ils ? Pour découvrir ce qu’étaient les jouets d’avant 1950 ? Pour apprendre à reconnaître un cadre en bois sculpté ? Pour toucher un biface vieux de 500 000 ans ? Pour s’étonner devant un crâne d’hippopotame ? Pour imaginer un homme nettoyant une tranchée au casse-tête en 1917 ? Pour plonger leurs mains dans un bac en bois rempli de perles multicolores ? Pour caresser l’aile d’un héron cendré empaillé ? Leur cinquante euros consumés, la boutique les crache sur le bas côté et le torrent les emporte sous le périphérique puis les précipite dans la bouche de métro de la ligne 4. Certaines éclaboussures disparaissent dans les rues adjacentes.

J’ai trouvé ma paire de baskets. A travers la vitrine d’un antiquaire j’aperçois deux défenses d’éléphant. Chacune d’elle mesure près de deux mètres. Des socles rococo, en métal argenté garni de pierres rouges et vertes, les maintiennent verticales. Le veinage a des reflets bleus un peu comme pour l’ivoire de morse. Le marchand en demande 90 000€. 90 000€…

En rentrant je retrouve la rue Liebniz. Au sol j’aperçois une petite traînée noire en mouvement. Je m’approche de cette microscopique chaîne de vélo jusqu’à distinguer des centaines de fourmis affairées. L’entrée de leur royaume se résume à un petit trou caché derrière le pied d’un banc. Une fourmi isolée semble ne pas obéir à la loi du flux et du reflux. Imperméable à la morale, insensible au destin meurtrier des ouvrières, elle erre et découvre une boule rouge et sucrée. Quelques secondes plus tard l'éclaireuse est rejointe, le pillage du bonbon peut alors commencer.

Le sentiment de liberté dépend seulement de la longueur de la laisse.

 

 

 

 

 

La lente chute du flocon         05.12.10

 

Je me rends au travail (expression équivoque qui m'invite à plus de modestie). Je décide d'y aller à pied pour profiter des illuminations de Noël et de l'ambiance. Tout semble apaisé les premiers jours de neige. La lente chute du flocon impose son rythme aux hommes. Même au sol, écrasé, il ne renonce pas et menace d'humiliation les plus pressés. Un chantier est en cours boulevard Bessière, des ouvriers en gilets jaunes fluorescents sont à la tâche dans la nuit et le froid. Derrière une barrière de sécurité, entre un tas de sable et deux pelles, j'aperçois une jolie petite malle noire sur laquelle est écrit en gros « Adjudant Boyron, 154ème Régiment Régional, 1er Bataillon ». Je la prendrai ce soir en repassant si personne ne l'a remarquée avant.

Ce matin le vent glacial m'ignore, me craint. La foule est bienveillante. Hier soir Paris était déserte, les petites étoiles de neige dansaient sous les réverbères et fondaient dans ma bouche. Dans la sienne aussi.

Dimanche, après trois semaines de silence, je reçois un mail, puis un coup de téléphone. Une heure de délibérations plus tard nous décidons de nous revoir. Un rendez-vous est pris. Châtelet, mercredi à 18 heures.

La voilà. Je la regarde. Elle porte une doudoune rouge, moi un imperméable noir ; « pour qu'un ciel flamboie » disait le chanteur. Quelques sourires timides puis nous nous engouffrons dans le cinéma. Je peine à suivre un énième film sur le désarroi et l'ennui de la bourgeoisie. Ozon apporte une nouvelle contribution burlesque à cette fresque délavée. De temps à autre je plonge la main dans son cornet de pop-corn, uniquement dans l'espoir de frôler la sienne. Enfin le film se termine et nous sortons. Elle est debout, face à moi. Nous marchons au hasard. Tout est parfait. Quelques figurants passent au loin sans jamais briser notre élan. Elle glisse son bras sous le mien, se blottit. Je suis tous les seigneurs de guerre, tous les danseurs, tous les poètes, tous les dieux, tous les amoureux. Nous dessinons des sentiers sur les pavés blanchis de la cour carrée du Louvre. Je cherche les caméras, l'équipe technique, il faut absolument que j'embrasse le réalisateur. Mais rien. Personne. Sinon ses yeux et les miens. Je voudrais cueillir le monde et lui offrir.

Déjà 23 heures, déjà le métro. Sa main dans la mienne nous nous séparons sans un baiser. « On se connaît non? », « Oui » me répond-t-elle.

C'était hier.

Aujourd'hui elle m'a écrit : « Je te veux dans ma vie mais comme un ami, pour l'instant c'est comme ça... Après je ne sais pas... J'ai mes raisons » Ô distance plus cruelle qu'une meute ! Maintenant il va falloir répondre, renoncer, choisir la vie plutôt qu'une promesse de vie belle. Il va falloir me lever, quitter ce bureau et rentrer chez moi. Les flocons sont amers. Profitant de la désertion de ma force, l'Espèce me ricane à l'oreille et me chuchote « Tu es tous les esclaves, tous les assis, tous les sots, tous les agneaux, toutes les solitudes ».

La petite malle est toujours là. Je tends le bras, l'empoigne et l'emporte. Me voilà remontant l'avenue de Saint Ouen, une malle vide à la main. Et puis non ! Me voilà remontant l'avenue de Saint Ouen une malle bientôt pleine à la main. Réduit à l'encombrement minimum, un sourire me vient. Je veux de ce signe, de cette bulle dans un océan hostile. Tout est à faire, tout est nouveau.

Encore oui ! Et alors ?

Comme la plus affûtée des serpes d'or, mon regard de cueilleur est déjà en quête de toutes les beautés promises.

 

 

 

 

 

 

Les mares secrètes  02.01.11

 

  Je n'ai jamais connu l'ivresse, je n'ai même pas le secret espoir de la connaître un jour tant cette mécanique m'échappe. Si j'ai bu 30cl d'alcool dans ma vie, c'est bien le bout du monde. Deux gorgées de bière, deux de Champagne, un fond de whisky noyé dans un coca. Jamais une clope, jamais un pétard, jamais un café. Enfant je me suis fait certaines promesses dont celle-ci, que je tiens toujours aujourd'hui. En quelque sorte j'obéis à un enfant de huit ans. Je respecte ses intuitions géniales et me promène depuis sur un chemin rare que peu de gens connaissent. Il n'y a jamais rien qui me dépossède, rien pour m'extraire quelques minutes, pas d'exfiltration. Pas même une télévision, je n'en ai plus depuis dix ans. Un beau jour, en rentrant dans le studio que je louais à Bezons, je l'allume mais elle reste bloquée sur la première chaîne ...première chaîne... Je me suis vu alors agacé de ne pas pouvoir regarder la deux, la trois, la six. Quelle est cette étrange civilisation qui encourage un homme de 26 ans à passer sa soirée devant une télévision? Effrayé par ce destin mortifère je plonge la main dans ma caisse à outils et m'empare d'un marteau bicolore (il faut un début à tout), bois et acier. Je me souviens encore du plaisir que j'ai pris à détruire ce cube hideux. Transformé en Jacques Bonhomme de pacotilles, je regardai tous les bouts de plastic noir traverser la pièce, le verre épais résister puis se briser, les boutons voler. Et la fierté que j'ai pu ressentir en déposant la carcasse sur le trottoir ! C'était autre chose que d'étendre un drap maculé de sang à sa fenêtre ! Elle est restée là une semaine, ridicule, ses entrailles imposées à tous les regards. L'idole avait triste mine. Chez moi il me reste mes crayons, ma guitare, ma bibliothèque et mes disques. Combien de poèmes, de dessins, de lectures dois-je à mon marteau? Combien de marches aussi? Tous ces voyages à vitesse d'homme qui oxygènent le cerveau et rassasient le regard. Toutes les saines lenteurs qui m'aident à vivre cette tension permanente, ces jours sans oublier, ces nuits au repos massacré par des rêves toujours plus nombreux.

  Pour connaître les mares secrètes, celles fondues dans le laboure, celles couvertes par le branchage des arbres couchés par le vent, celles que le soleil ne domine jamais, celles que des hommes révolus ont divinisées, il faut marcher. Marcher longtemps. Avancer.

Rue Tronchet je passe devant une roumaine, accompagnée d'un chat, assise sur une grille d'aération. Sur un petit carton posé devant elle est écrit : « Love is in the air ». Habitué à subir les assauts répétés de la laideur j'ai su développer quantité de techniques d'évitement voire de combat. Mais la lecture de cette niaiserie m'impose le souvenir d'une défaite. Cette fois c'est la beauté qui avait armé son messager d'un sabre de glace et de cheveux blonds. Les images de l'exécution me reviennent. Face à la Concorde ! Imitant les glorieux aînés, mon bourreau me chuchote « Chacun pour soi », me décapite et s'envole ; loin. Ma tête sous le bras je rentrai chez moi. Comme il est pénible d'habiter sur les hauteurs quand on est seul et étêté. Saint Denis lui au moins n'avait eu qu'à dévaler la butte.

Aujourd'hui nous fêtons la nouvelle année, fête qui autorise toutes les retrouvailles.

Je reçois un premier message. C'est elle.

Décidé à vivre tous les bouleversements je le lis.

« Je suis célibataire ! Et toi ? :) »

Serait-ce une ivresse ?

 

 

 

 

 

 

Plume d'ange  18.02.11

 

   Janvier se termine et disperse l'ivresse de ces jours révolus ou mon cœur menait la danse. Mélancolique contrarié, je n'ai jamais su entretenir un souvenir. Ses beaux cheveux blonds, son sourire enamouré, ses petits seins, notre première crêpe au chocolat ; ceux-là m'échappent aussi. Vaporisés, consumés. Je regarde les volutes s'élever sans esquisser le moindre geste. Pourquoi ne suis-je pas triste de perdre un amour ? Sans doute parce que si la vie n'est pas ici, elle est forcément ailleurs, tout près. J'ai perdu plusieurs amours. Plusieurs fois j'ai couvert de désespoir des regards épris, plusieurs fois j'ai cru avoir mangé tout le sel de mon corps.
Rue Tronchet, toujours cette mendiante. Sur son petit carton le slogan n'est plus le même. C'est Barbara qui cette fois verse une contribution : « Ma plus belle histoire d'amour c'est vous ». Il y a quelques années de cela j'étais la plus belle histoire d'amour d'une superbe, d'une douce que souvent j'appelais Plume d'ange. Mais loin du calme et de l'éternité il y a la vie, fureur sans cesse grandissante. Dans la foule immense que nous empruntions chaque jour, il y avait mille visages autour de son visage, mille mains trop près de la mienne, mille cœurs conquérants décidés à s'accaparer son ventre. Ou es tu ? Ma mémoire révisionniste épure tous les vestiges pour en extraire un fabuleux mensonge. J'ai la fortune de posséder quelques outils dont je sais me servir. Me transformant pour l'occasion en puisatier, je m'échine à creuser au plus profond de la terre, cet autel, pour y précipiter ta lueur fossile que dans dix mille ans certains fossoyeurs confondront avec le cœur de la planète. Mais par infortune, mon âme, que chaque nuit libère, ne connaît pas le vertige. Elle noue mes rêves pour en faire une corde et descendre en rappel dans ce puits. Là, il lui arrive de passer toute une nuit blottie contre tes rayons atrophiés. Juste avant le réveil, quand ton fantôme gît encore sous mes paupières, mon ventre doué de prescience m'envoie des centaines de messages d'alerte : « Réveille toi ! ». Maître de mes angoisses, c'est lui toujours, bien avant mes yeux, qui m'avertit des périls imminents.
Depuis que je vis à Paris, mes promenades me conduisent immanquablement au jardin des Tuileries. Assis sur un fauteuil en acier, au bord du petit bassin se trouvant près de la place de La Concorde, je laisse aller mon imagination. Il fait un peu froid, le ciel n'arbore aucun nuage. J'adore ce temps, c'est moi. Des passantes, des arbres effeuillés, des mouettes et oh... un poisson ! Il y a un poisson dans ce bassin ! Le miracle de l'espèce commande toujours à la force, au goût et à la joie de revenir si la mort ne veut pas de la place. Les femmes redeviennent désirables, un peu plus qu'avant encore. Aujourd'hui sera toujours plus beau qu'hier, parce qu'il existe. Je reçois un message : « Je t'attends au pied de la grande roue ».
Je me lève et me dirige souriant vers cette femme longue et brune qui m'offre ses bras, ses regards et sa gentillesse. Au pied de la roue... Je tourne le dos à cet écrasant symbole pour me rapprocher d'elle.
« Tu veux une crêpe au chocolat ? »

 

 

 

 

 

 

De loin en loin 06.03.11

 

  En furetant sur Internet j'ai découvert une vidéo asphyxiante, un film de quelques secondes réalisé à l'occasion de la mise en place de la ligne Sonia Ryckiel chez H&M. A l'ouverture des portes du magasin, des centaines de furies se précipitent dans les allées (comment parler de rayons ?), attrapent des vêtements au hasard, crient, se bousculent, se piétinent. Qui veut croire, en regardant ces images, qu'il y a 50 000 ans certains néanderthaliens parcouraient la nature à la recherche de minéraux et de fossiles ? Je descends la rue de Rome pour arbitrer un duel entre un soleil livide et un vent glacial. Le cœur n'y est pas. Le souvenir de ces femmes soumises à la bêtise, ces revanchardes vautrées dans la crasse, ces cerveaux lardés qui détruisent en quelques secondes les plus belles visions politiques, me bouleverse. Quelle est cette horde affolée qu'un ennui profond précipite dans la fosse ?

Je me demande souvent pourquoi je lutte avec tant de vigueur contre mon désespoir, et plus il est grand, plus je trouve les ressources nécessaires pour le museler. Je pourrais pourtant l'épouser, le célébrer et lui obéir. Réconcilié, débarrassé de cette névrose, de tout espoir, de mes rêves, de mes projections, de l'amour aussi, je pourrais entreprendre un voyage dans les limbes. Ni le bien, ni le mal. N'être qu'un semencier inhibé en quête d’un ventre docile doué de talents culinaires. Ainsi trouver la paix de celui qui ne veut rien et qui ne peut rien. Une autre possibilité serait de croire en cette forêt qui est là et m'attend. Sans doute que si elle n'avait pas l'haleine de la mort j'y serais déjà. Une cabane, un chien, un fusil et du temps pour comprendre l'hiver et ramasser le bois qui brûlera tant que ma chair le réclamera. Je sais la vie des beaux esprits, ceux qui magnifient leur part de cosmos, ceux qui portent les solitudes et cuvent la défaite sans geindre. Éparpillés, discrets, vigilants, ils se tiennent à distance des meutes et gardent à l'esprit la prophétie Nietzschéenne : « Vous, les solitaires d'aujourd'hui, vous qui vous retirez à l'écart. Vous serez un peuple un jour ; de vous qui vous êtes vous même élus, naîtra un peuple élu, et de lui naîtra le surhumain ». La véritable aristocratie est atomisée. Elle ne partage pas le sinistre festin du siècle. Ses seigneurs vont sans armée, sans aboyeur, sans mandat, sans parure, sans uniforme, sans cour, sans offrande, sans promesse, sans tambour ni barnum. Eux seuls savent où sont ensevelis les matrices de la poésie et de la droiture. C'est à dire en eux, là ou la lumière noire des marchands n'entre pas. Incapables de se fondre dans un clan, de se dissoudre dans une tribu, incompatibles avec le concept même de communauté, ils sont les proies de la meute. Celle qui utilise le plus vile dénominateur commun comme coagulant et ainsi déployer un golem décérébré, vulgaire, violent et omophage. Un monstre sans odeur, flanqué d'un unique œil moribond au milieu du front, nourri de la chair des rebelles et du sang des individus cherchant à créer l'alliance des barbares.

Rue d'Amsterdam, près de Condorcet, je regarde passer une collégienne. Pressée, sans doute en retard, elle essaie de courir mais ses talons l'en empêchent. Elle doit avoir 12 ans, peut être 13, un sac à main lui sert de cartable. Son image ne tardera pas, elle aussi, à être capturée par la caméra d'un supermarché un jour de solde.

Marche, et tu ne seras jamais seul.

 

 

 

 

 

Village Potemkine 02.04.11

 

Ce matin je décide de me rendre à Montmartre. Là haut, j'aime m'asseoir pour regarder la ville. Je retrouve quelques bribes de l'émotion que je ressens lorsque je foule la terre et le schiste de la côte sauvage Belliloise, particulièrement entre Borderun et les Îles Er Hastellic, là où l'ancien sémaphore ruiné me révèle l'ampleur de la tâche à accomplir pour remédier à l'extrême sécheresse de l'époque. C'est près de cette lande que j'aime tant, sur cette falaise affrontée au maître océan, que je me sens le plus vivant. J'y célèbre le hasard et la nécessité qui ont ordonné ce précieux assemblage de particules portant mon nom et mon prénom. J'entends le murmure du tout. Je comprends l'impératif de la vitesse. J'ai le sourire de la vanité. J'obéis à l'urgence. C'est là aussi que le vent m’empoigne la gorge et libère ma belle tignasse rousse.

    Rue Ganneron, un mur de quatre mètres de hauteur épargne aux passants la vue des alignements de tombes du cimetière Montmartre. On ne voit plus la mort à Paris, sinon celle qui frappe au loin et que la télévision relaie. Aux Abbesses, trois charcutiers heureux de se retrouver pour une nouvelle journée de travail se font la bise. J'ai beau faire un effort, je n'imagine pas mon grand père, charcutier de province, faire le matin un bisou à son commis avant de courir après le cochon hurlant comme un enfant pour l'égorger. Jambonneau ? Travers ? Poitrine ? Pied ? épaule ? Langue ? Boudin ? Un peu plus loin, devant le café Saint Jean (sinistre comme une apocalypse), un homme équipé d'un petit mégaphone crie au passant : « N'ayez plus honte de réfléchir ». Rue Norvins des commerçants vendent des tours Eiffel luminescentes et des tee-shirts « I love Paris ». C'est un décor ! Il est encore tôt, la Place du Tertre n'est occupée que par trois peintres et deux militaires en treillis, le doigt sur la détente de leur Famas . Une touriste s'approche de l'un d'eux, comme il est noir elle lui demande en préambule s'il parle français. « Oui madame ! ». Devant l'église Saint Pierre une équipe japonaise tourne un film. Le réalisateur, un blond platine efféminé, semble très satisfait du passage que vient d'effectuer l'actrice en robe de mariée blanche. Oui, c'est un décor. A Montmartre il n'y pas de terroriste, il n'y a plus d'artiste, plus de fidèle, même les petits Poulbots ont quitté la butte. Ils sont à Saint Denis, s'habillent en jogging, se cachent sous des capuches, sont détestés de tout le monde, détestent tout le monde et portent le nom de racaille.

    Devant la Basilique du Sacré Cœur, je regarde une longue file de touristes pénétrer l'édifice, comme il y à 2000 ans la lance de Longinus pénétrait par le flan droit le corps du Christ en croix. A cette même époque, ici, les gallo-romains célébraient Mercure, dieu messager au pétase ailé. Et avant eux encore des païens fêtaient Lug, l'inventeur de tous les arts capable de rétablir l'ordre et le droit. Tous furent expropriés, piétinés, ensevelis par les adorateurs de l'amour christique, ceux qui font mentir les racines, ceux que la relégation, les humiliations et les défaites successives ont rendu modestes et tolérants.

Ce château à la crème et ses millions de passants recensés m'ennuient. Debout sur les marches qui surplombent la capitale je me goinfre de détails : reflets, fumées, façades, affiches, vitrines et terrasses chevelues.

 

    Ce matin, bleuie par la brume, Paris est belle comme un océan.

 

 

 

  Demi-lune   09.07.11

 

  Samedi 9 juillet. Je me trouve une fois encore assis sur l'un de ces fauteuils en acier peints en vert du Jardin des Tuileries. Devant moi le bassin octogonal (comprenne qui pourra les indices semés par quelques architectes initiés, l'alliance du ciel et de la terre, comprenne qui pourra ce rayon brisé qu'est l'axe royal et la volonté de certains mammifères de privatiser la démocratie et la connaissance). Dans ce bassin je dénombre cette fois six brochets. Je n'étais pas fou, l'enfant à mes côtés pourra en témoigner. Au loin, les deux grands bras télescopiques d'un manège de fête foraine rayent la perspective. Des jeunes gens montent dans une sphère métallique propulsée violemment dans les airs par deux élastiques. Les filles hurlent, les garçons se tiennent. La foule a tout emporté. Les nuages lourds et polymorphes ne laissent que peu de place au soleil. Gonflés, larges, changeant et farceur, ils s'imposent à tous les observateurs comme autant de visages grotesques autrefois célébrer merveilleusement par Léonard De Vinci

 

 Derrière, une tribune encombre depuis quelques jours la place de la Concorde en vue des festivités du 14 juillet. Vont défiler ce jour là, ceux-là même qui empêcheront le peuple de se réapproprier son destin. Vont défiler ce jour là, ceux-là même qui tuent loin de nos regards au nom des droits de l'homme ; ceux-là même qui exècrent les révolutions, ceux pour qui servir et obéir n'impliquent pas de savoir à qui et de comprendre pourquoi. Et la troupe de passer devant cette tribune squattée par des encravattés qui vomissent le peuple et prétendent donner leur vie à sa cause quand ils ne font que le piller, le toiser, l'infantiliser, le contenir. L'idée de les chasser me réjouit, quand bien même ce bonheur ne profiterait qu'à leurs héritiers. Que serait un véritable 14 juillet ? Des saturnales ! Une journée durant laquelle le peuple investirait les casernes, les commissariats et les ministères, prendrait les armes et inviterait le pouvoir à passer sous ses fourches caudines. L'autorité apprendrait l'humilité et l'intérêt général. Je sais aussi le carnage qui en résulterait.

Je trépigne d'impatience, dans trois jours je serai sur mon île. Dans mon atelier. Quarante jours pour peindre, écrire, profiter de mes amis et de notre décor favori. On a connu des errances plus pénibles et des déserts plus pauvres.

Une année riche se termine. Je ne pouvais pas imaginer qu'émigrer à sept kilomètres de mon Val-d'Oise adoré puisse bouleverser à ce point ma vie. A 36 ans, je montai à la Capitale, un jardin merveilleux qui accueille toutes les énergies, tout du moins les plus fortunées. Je décidai de plonger dans le torrent le plus sauvage que je connaisse : la vérité. Tout le reste viendrait avec, les cracheurs de fumées et les défenseurs d'une morale qui ne s'applique qu'aux autres, finiront bien par s'échouer dans les recoins dépotoirs. Décidé plus que jamais à cultiver mes intuitions, je goûte par avance les jours entiers consacrés à cet ouvrage.

En remontant la rue Tronchet je m'aperçois que la mendiante n'occupe plus la place. La dernière fois était écrit sur son carton : « Aimez-moi les uns les autres ». Depuis quelques mois je suis aimé. Je suis aimé et je ne connais rien de plus agréable. Nous formons un fier archipel ayant prise avec tous les horizons et foulons, joyeux, l'immense champ des possibles s'offrant à nous.

 

Demi-lune, fouille mon visage, n'ignore aucun de ses plis et emporte tout ce que tu pourras. Je te le donne.

 

 

 

 

 

 

Le rire de Shaun 27.07.11

 

   Entre les hauts remparts du Palais, au Bois du Génie, nous sommes quelques uns ce dimanche de juillet à avoir étalé sur la pelouse les objets que nous avons à vendre. Une boîte à munitions allemande, un masque Punu fendu, une assiette de Quimper, un théodolite Secrétan, une 403 Dinky Toys bien tapée, une malle avec renfort en laiton, quelques coquillages dont une magnifique mitre épiscopale, une boîte remplie de boutons de marine, une poulie, un miroir en forme du hublot, deux huiles et un bracelet en ivoire. Il est encore tôt quand les premiers acheteurs arrivent. Ils savent ce qu’ils cherchent et à quel prix. Ca observe, ça retourne, ça garde en main pendant que ça reluque à côté, ça propose, ça paye en liquide, ça range dans la musette, ça s’en va puis ça repasse une petite fois parce qu’on ne sait jamais. Un peu plus tard viennent les familles, les promeneurs. A onze heures, une permanente se fige devant mon étalage. Elle saisit le bracelet, regarde l’étiquette. « C’est 40 euros ? », « Oui madame », « C’est de l’ivoire ? », « Oui madame », « Vous en êtes certain ? », « Certain oui ». Elle le passe, le regarde. « Vous êtes certain que c’est de l’ivoire ? », « Oui, certain ! Mais pourquoi voulez vous acheter un bracelet en ivoire si vous ne savez pas le distinguer du plastique ? Quantités de boutiques proposent des imitations très jolies de ce type de bijou, elles sont en plastique et donc beaucoup moins chères. » La dame me tend 40 euros et disparaît sous la voûte.

Qui sait reconnaître l’or quand il n’est pas poinçonné ? Qui s’occupe de savoir s’il n’y a pas écrit Turlututu sur le poinçon ? Qui sait qu’il faut qu’une étoile meurt pour qu’un atome d’or soit créé ?

Le vide grenier se termine, je remballe les bricoles invendues, celles que je remettrais en vente l’année prochaine. Un sac sur l’épaule je disparais à mon tour sous la voûte afin de regagner l’avenue Carnot. C’est dans cette obscurité que j’entends un rire familier. Un rire fantomatique, amicale, roublard mais plein d’humilité. La dernière fois que je l’ai entendu c’était à Paris, en automne, sous la verrière du Grand Palais. Comme chaque année je me rendais à la foire internationale d’art contemporain, la FIAC, pour prendre le pouls de la civilisation. Dés l’entrée je subis une agression rétinienne particulièrement violente. Un tableau criard, putassier, gras, sans doute un monument du Bling Bling Art ; il est signé Farhad Moshiri. Planté devant, un ricanement émanant sans doute d’un visiteur déçu, m’arrache à ma tristesse contemplative. Quelques pas plus loin un deuxième assaut  me glace. Les néons incandescents de Tracey Emin : désertiques, frigides et macabres. Quelqu’un rit bruyamment derrière moi, je me retourne mais n’aperçois pas le blasphémateur. Viennent ensuite les œuvres d’Orlan qui entament sérieusement certaines de mes terminaisons nerveuses. Avant même que j’ai pu m’extraire de cet univers indélicat, un éclat de rire vient me perforer les tympans. Je semble être le seul à l’entendre, personne ne réagit, pas un froncement de sourcils, alors que je me vois contraint de plaquer mes mains contre mes oreilles. Je poursuis ma visite péniblement, lorsque j’arrive à hauteur de la galerie présentant la production de Pascal Pinaud. Oh ! Les écussons d’automobiles épinglés sur une toile noire. Le rire ! Ce rire plus violent qu’une armée de trompettistes débutants, émiette chacun de mes neurones. Machinalement je lève la tête, certain que ce son strident viendrait à bout de la verrière. Mais que font les gens ? Sont ils sourds ? Affolé par l’imminence de l’effondrement de ces tonnes de verre au dessus de nos têtes, je sors précipitamment. Insensibles, les passants m’accusent de folie. C’est sans doute vrai. C’est maintenant un rire complice, moqueur et rassurant que j’entends en moi. Car il est en moi. Cette lucidité grinçante qui me peuple à su imiter le rire le Shaun Greenhalgh. Génie, qui de son pavillon de banlieue a pulvérisé la crédibilité du monde de l’art. Ce fabuleux faussaire portait une révolution, elle est morte sous l’édredon du petit commerce. Chacun des faux qu’il faisait était une flèche en direction des hypocrites, des incompétents, des menteurs, des prétentieux, des spéculateurs, des gavés. Son procès, sa condamnation, la cessation de son activité délictueuse et les révélations sur les musées qui se sont portés acquéreurs de ses chef-d’œuvres, auraient dû sonner le glas du marché de l’art et de la caste des experts. Rien que ça !

Pourquoi acheter des originaux de Gauguin, Manray, Mondrian, Van-Gogh, à de tels prix si personne ne les distingue de la copie ? Pour les revendre plus chers dans quelques années si l’expert les authentifie, les oint (paiement à la remise du certificat). Le rire, celui de Shaun, me rappelle que l’esprit de sérieux n’est qu’une posture, une simulation. Shaun rit parce qu’il devine déjà les quantités de faussaires (patentés ou non) affairés dans leurs ateliers à imiter des œuvres dont la plupart ne nécessitent qu’une dose infime de savoir faire, des faux qui finiront bien un jour par être vrais. Le marché du paraître, inondé, ne tardera plus à déborder, c’est inexorable. Et alors ?

Je passe la main dans ma poche, prends la clé, et entre dans ma Forge Multicolore le sourire aux lèvres. Je me récite avec bonheur la leçon de Shaun, je n’en oublierai rien. Duchamp était un farceur aussi, comme tout farceur il savait que l’écrin fait le diamant, il savait piller les vaniteux et rire de ce monde inversé.

 

 

 

  Le bureau est éclairé  08.10.11

 

    Il y a des dîners bien plus pénibles que des jeûnes prolongés. Des dîners où l'on a beau être merveilleusement entouré et gratifié de plats délicieux, rien n'y fait. A mesure que l'heure du dessert arrive, l'entonnoir de la conversation nous conduit immanquablement à parler de politique. Pas celle qui, à la manière d'un échafaudage, nous rapproche un peu plus des premiers coups de marteau, non ; celle qui, cantonnée à la palabre, agit comme un miroir impitoyable dans lequel se pâme mon corps repu, avachi devant une assiette ensevelie sous le sucre, des bourrelets plein le ventre, plein le cerveau, du gigot entre les molaires, les pupilles délabrées, les bras plombés : coupable. Une vision qui me soumet sans coup férir au désespoir. Si, regroupé, je n'ignore rien de l'offensive, dissous dans le verbe, les simulacres, la bien bouffe et l'impuissance, je meurs. Paré d'oripeaux imaginaires, indigné, petit producteur de réparties coup de poing, pilleur de gloire et de victoires étrangères, je me vois gisant. Plus tard, soulagé par un matelas, je referais la conversation pour le plaisir de maudire ce braillard assis incapable de se soulever, d'agir, de confronter sa vitalité à la réalité, d'accéder à la seule vérité : le geste. Puis je dormirais. Dormir.

Ce repas ne sera pas de ceux-la. Je décide de m'enfuir, de laisser le cortège des contestataires me décrocher. Je refuse de défiler une fois encore sous mes propres fenêtres. Comme un jour, je le souhaite, les exploités cesseront de défiler entre Bastille et Nation, loin du Palais de l'Élysée, loin de l’Hôtel Matignon, loin de l'Assemblée Nationale ou du Sénat, très loin de la City ou de Fort Knox. Je décide dans le même temps de sortir, de confronter ma force motrice à celles des militants qui m'ont toujours inspirés beaucoup de méfiance. Je multiplie les réunions publiques, les débats, les conférences, les manifestations. Je ne m'interdis rien, sinon de perdre mon temps à fréquenter ceux qui se partagent la garde du pouvoir depuis 30 ans. Je voyage. Droite intègre, droite nationaliste, droite identitaire, mouvements trans-courants, gauche intègre, extrême gauche, groupuscule trotskiste. De bistrots en caves aménagées, de salles des fêtes en cinémas, je vogue curieux, attentif, excité par ce bouillonnement souterrain. J'accueille la contradiction, apprends beaucoup sur et de la droite, rejoins le Parti de Gauche. Je lis le programme, y trouve de nombreux points d'accord et intègre un groupe d'une quinzaine d'actifs formant la section de mon arrondissement. Sympathisants et militants (la cotisation marque la frontière) se réunissent une fois par mois, organisent des tractages, des collages, des manifestations.

Lors de la première réunion, je profite d'un éloge fait par un membre du bureau de l'action d'Hugo Chavez pour soulever la question de la nation. Celui qui enjoignait des étudiants vénézuéliens à avoir  la patrie jusque dans les os, jusque dans les couilles, s'attire la sympathie du Parti de Gauche. Ce sujet, qui me semble passionnant, ne suscite aucun désir de débattre chez mes nouveaux camarades.  « Point suivant ! ». Les mois passent et les réunions se ressemblent.

Le point du jour est consacré à l'immigration (nouvelle clef de voûte du schéma de pensée du militant de gauche), je soulève la question du dumping social en citant Francis Bouygues : « Point suivant ! ».

Le point du jour est consacré à la sécurité, je relève les problèmes soulevés par l'étude d'Hugues Lagrange : « Point suivant ! ».

Le point du jour est consacré au soutien à apporter aux tunisiens venant d'arriver en France, je m'étonne que notre soutien ne s'oriente pas plutôt vers ceux qui, en Tunisie, travaillent à l'élaboration d'une démocratie : « Point suivant ! ».

Le point du jour est consacré à l'antifascisme, je cite Lionel Jospin (« Sous Mitterrand, tout antifascisme n'était que du théâtre ») et m'interroge sur le fait que l'on ne consacre pas notre énergie à combattre ceux qui détiennent le pouvoir : « Point suivant ! ».

Le point du jour est consacré à l'oligarchie, je m'étonne de voir les leaders syndicaux défiler aux dîners du Siècle : « Point suivant ! ».

 « Point suivant ! ». « Point suivant ! ». « Point suivant ! ». C'est du Brel ! J'aborde la question lumineuse du tirage au sort des représentants du peuple (puisque le système électif ne permet pas un renouvellement des dirigeants). « Mais... Tu n'y penses pas ? » (J'ai hésité ici à mettre un point d'exclamation). « Il faut des individus éclairés ! » (Là, je n'hésite pas). Deux militants (comme

ce mot ressemble à militaire) appuient cette sortie crasse du président. « Nous allons passer au planning des affichages. Nous avons des nouvelles affiches : Place Au Peuple ». Je souris.

 

Il n'y a pas de réponse de gauche à apporter à toutes ces questions, parce qu'un militant de gauche ne doit pas se les poser. Le faisant, je fus mis au ban, ostracisé, prié de me remettre en question (!), averti, soupçonné d'être un cripto-frontiste voire un rabatteur d'extrême droite (qui rabattre ici ?), puis chassé au lendemain d'une énième réunion entre blancs sur le thème du racisme.

Dès lors mon adresse est retirée de la mailing liste, je ne reçois plus les agendas ni la lettre d'information (et quelle lettre ! J'en ai gardé de succulentes). Mes courriers ne reçoivent plus de réponse. Un mois plus tard, l'être insipide et transparent qui occupe le poste de président me téléphone. Piteux, fuyant, il me récite son texte : « Écoute Stéfan... Heu... Le bureau s'est réuni... Bon... Et heu... On pense queee... tu n'es pas dans la ligne, etc ». Sacré On ! Quel joli petit procès entre amis aux relents staliniens. Toujours le deux poids, deux mesures. Le droit de la défense est la seule garantie d’une justice véritable, mais pas dans le parti. Il faut chasser l’oligarchie, mais ne pas remettre en cause le fonctionnement très hiérarchisé du parti. Il faut applaudir l’hymne Tunisien et conchier le nationalisme français. Il faut porter la contradiction partout, sauf dans le parti. Il faut propager un discours radical  (pour attirer une frange radicalisée donc abstentionniste de la gauche), tout en étant : « un parti de gouvernement. Stéfan, nous avons vocation à participer à un gouvernement et à faire des alliances… ».

Quel bonheur de n'être pas dans cette ligne étroite, faisandée, malsaine, aux ordres, aveugle, uniformisante, dévitalisante, abrutissante, avilissante.

Comment ne pas croire que de telles organisations ont comme principaux objectifs de rabattre la contestation, de dissoudre l'énergie des volontés rebelles et de réduire l'action politique au tractage, au collage et au vote ?

Je voulais voir, j’ai vu !

En me rendant gare St Lazare je passe devant un magasin Apple. Le sol est jonché de fleurs, de lettres, d’ex-voto. L’idole du libéralisme bohème et décérébré est morte et canonisée dans la foulée.

 

Je ne sais qui de la nuit ou de l'orage embrasse tout le cercle, mais le champ de bataille m’apparaît chaque jour un peu plus vaste.

 

 

 

Eloge de la langouste  27.12.11

 

Novembre ce matin est enfin novembre. De ma fenêtre ce dimanche, je contemple un ciel gris où aucun nuage ne se distingue. Cette sinistre chape de saison nous prive un peu plus de lumière, nous prive même de pluie. Pourquoi ai-je le sentiment qu'il faut lever les yeux au ciel pour comprendre ? Quel est le fondement de cette intuition qui ne fût jamais corroborée par le moindre commencement de vérité ? Est-ce le souvenir fossile d'une terreur antédiluvienne ? Il n'y a pourtant rien à lire dans un nuage, pas plus que dans le marc de café, que dans une boule de cristal, dans un jeu de cartes à jouer, une omoplate calcinée, les lignes d'une main, un quotidien de gauche, un quotidien de droite, un alignement de planètes.
L'astérisme s'impose à tous ceux qui, la nuit, honorent la voûte céleste d'un regard, comme à tous les poètes sachant lire les champs de pâquerettes.

Il est 8h30 et dans mon lit s'étend le corps abandonné d'une immense brindille aux cheveux libres. Mon bras n'enlace plus son cou et déjà ses rêves lui échappent. Les amarres tressées une nuit durant rompent une à une, bientôt ses paupières lui rendront la lumière. Je regarde fleurir ses yeux. Ô ! Ses pupilles noires ! Dedans, je m'y vois comme une constellation occupant tout le ciel, géant, brillant, aussi fort que mon émerveillement. Elle me regarde. A mesure qu'une saine habitude nous relie, que nous nous faisons facteurs de coutumes, j'oublie les peaux qui par le passé se sont laissées frôler, j'oublie les esprits courbés gorgés de promesses et d'éternité, j'oublie les blonds fumigènes geôliers des horizons. Elle me voit. Je lui dis une méchanceté, lui tire un orteil. Elle râle, se lève et me sourit d'amour. Une heure plus tard nous arrivons aux puces de Clignancourt. Je gare le scooter rue des Rosiers. Casque sur le coude, nous entreprenons de visiter le marché Biron. Notre progression est lente, rares sont les boutiques qui n'exposent pas au moins un objet susceptible de nous réconcilier sur la délicate question de la décoration intérieur. Il y a du bois, pas un agglomérat de copeaux dissimulé derrière un carton censé imiter l'aspect du hêtre ou du chêne. Il y a du bronze, pas de l'aluminium plastifié. Il y a de l'or, de la corne, de la laque, du corail, de l'agate, de l'os, du fer forgé, du cristal, de l'argent, de l'émail, de la soie, de la corde, de la porcelaine, du cuivre, de
l'étain, du marbre, de l'ivoire. Ici, le commerce n'a pas encore totalement ensevelis l'environnement des hommes sous un tombereau d'ersatz uniformes. Nous nous arrêtons un long moment devant une langouste grandeur nature en ivoire. Réalisée par un artisan japonais au 19ème siècle, elle est entièrement articulée. Carapace, antennes épineuses, segments abdominaux, éventail caudal, cornes frontales, yeux, fouets antennaires, chaque élément travaillé par le sculpteur se voit paré de toute la délicatesse et de toute la finesse de la nature. 9000 euros !

En sortant je m'aperçois qu'un ciel plus dense encore nous menace. Demi-lune, aucune antenne, fussent-elle celles superbes de la langouste, ne permet de prévoir l'avenir, pourtant la vérité nous commande de ne pas ignorer la marche des puissances maléfiques. De nouveau, le geôlier lâche ses chiens sur les premiers rebelles et organise le prochain grand sacrifice humain nécessaire à son maintien. Usant de tous les mensonges, de toutes les fourberies, de toutes les bassesses afin de prolonger jusqu’au bout de la nuit le pillage de l'humanité, il s’agite, s’excite, trépigne et bave à l’idée de voir son bel œuvre s’accomplir. Sa force est telle que c’est à peine si nous aurons le temps de fuir, comme la langouste, brutalement, violement, aveuglement, sans même imaginer ce qui se trouve derrière nous.

Si ce jour vient, je te tiendrais fort la main.

 

 

 


                                            Holodomor culturel   30.03.12

 

Comme tous les enfants, j’ai appris très tôt à obéir et à rester assis. Pour cela, ma mère m’emmenait chaque matin à la maternelle Léon Feix. Cette petite caserne hideuse n’avait rien de maternelle. Du béton couvert de beige, du bitume, des bancs, des chaises, des tables, des pneus et une œuvre morbide (sans doute le travail d’un artiste encarté ou sympathisant), placardée sur le mur d’entrée. Léon Feix, député communiste du milieu des années soixante est mort 26 jours après ma naissance. Nous voilà donc réuni ici, cinq jours par semaine, innocences entourées de femmes qui pour nourrir leurs enfants surveillent ceux des autres. Juste en face se trouve le cimetière. Je n’ai jamais su si ce cimetière était régulièrement vandalisé ou s’il était simplement délabré. Un grand nombre de croix sont cassées, une grande partie des pots brisés. Le vandale n’accède au statut de profanateur que s’il éprouve une certaine tendresse pour l’Allemagne Nazi. Les jours d’élections cette école se transforme en bureau de vote. La boucle est bouclée : De la servitude par la contrainte à la servitude volontaire. Je pressentais alors que la racine du mensonge trouvait ici un terreau favorable. Par la suite, je suis allé à l’école primaire Marcel Cachin (Fils de gendarme, décoré de l’ordre de Lénine), deux barres peintes en beige enserrant une cour. Heureusement, il y avait les copains et les filles. J’y ai appris l’ennui, la tristesse, la vacuité, mais aussi à écrire mal et à compter. Puis, je suis entré au collège Henri Wallon (député communiste auteur de « Les origines de la pensée chez l’enfant »), semblable en tout point à l’édifice précédent. Là encore, je mourrais d’ennui à mesure que les débris d’un monde calciné étaient introduits dans mon cerveau liquéfié par des fonctionnaires somnambules. La houle me conduit ensuite au lycée Romain Rolland, au cœur de la ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) d’Argenteuil. La dévastation ! Tout y était moche (même nous), dévitalisé, violent, éteint, décontextualisé. Je ne pensais qu’à fuir cette architecture carcérale et ces enseignants ayant « enlaidi, avili, abaissé, dégradé la pensée dont ils étaient les représentants ». Le crâne évidé, un courant d’air s’engouffre entre mes oreilles et me dépose à Nanterre, à l’université Paris X. Apothéose ! Des préfabriqués de plusieurs étages engloutissaient mon corps. Des amphithéâtres de 800 places, des couloirs, des salles étroites et délabrées, le tout planté entre une gare, une autoroute, un terrain vague et une prison. Je veux ajouter à ce décor, celui de mes 20 ans, la télévision (couleur), les radios (libres), les transports saturés, les supermarchés, la publicité, l’alcool,  le traité de Maastricht, la banlieue, le plastique, le haschich et des travaux qui bouleversent de manière permanente notre environnement.
Je franchi ce soir la porte de l’amphithéâtre de l’Ecole Normale Supérieure sur laquelle est écrit « Spectacle » et m’assois pour assister à une conférence d’Emmanuel Todd. Le démographe absolu, dont le raisonnement se fonde sur des catégories sociales aussi inopérantes qu’inexistantes telles que « Les allemands », renvoie sans sommation à l’Action Française celui (moi) qui voudrait plus de rigueur et de courage dans la détermination des catégories sociales possédantes et ou responsables des problèmes abordés. Mon attention se disperse. Je repense au square Julian Grimau devant lequel je suis passé ce matin. Les quelques platanes que j’ai aimés ont été tronçonnés. Rasé le parc. Plus  un arbre, plus un buisson, plus une haie, plus un témoin de mon enfance. Une gare de tramway sera sans doute construite sur cet emplacement.


La famine culturelle est organisée.

« Nous vivons à l’heure des couteaux

Nous sommes à l’heure de Grimau »


 
 

 

 

 

 

L'ordre et le commerce 23.07.12

 

A l’angle de l’avenue de Saint-Ouen et du Passage Moncey, dans le 17ème arrondissement de Paris, réside, ce qu’il n’y a pas si longtemps encore il était admis d’appeler un clochard. Devant la grille de ce petit square effilé, essentiellement peuplé d’ivrognes et d’enfants plus ou moins accompagnés de mamans blanches ou de nounous noires, un homme vit. Il est roumain, une trentaine d’années, les yeux clairs, la peau sombre, des cheveux noirs rigidifiés par la crasse, des dents absentes et les ongles fourrés. Un matelas et des sacs plastiques remplis d’objets glanés aux encombrants délimitent le périmètre de sa résidence. Le lieu qu’il a choisi ne le protège pas des intempéries, de ce fait, lorsqu’il pleut, sa couche imbibée devient inutilisable pour plusieurs jours. Cette organisation périlleuse m’interroge. La crainte des hommes le conduit-elle à renoncer aux précautions élémentaires autorisant sa survie ? A-t-il plus à craindre de la violence exercée par ses pairs que de la maladie ? Pour augmenter ses gains, ce mendiant a adopté deux stratégies très en vogue. La première consiste à s’entourer d’animaux, de préférence des chiots ou des chatons (un chaton, bien mieux qu’un homme, sait déclancher des phénomènes d’empathie). La seconde consiste à dire « Bonjour monsieur », « Bonjour madame », aux passants. Il est beaucoup plus difficile voire impossible de mépriser, ignorer, détester, abandonner, rejeter quelqu’un qui vous salue quotidiennement et que votre éducation vous commande de saluer en retour. Un embryon de contrat moral se forme ainsi, quelques soient les intentions de l’initiateur.

Je réalise aujourd’hui que l’exercice de la mendicité n’est pas la seule voie conduisant à l’utilisation de ce type de manipulation bon enfant. Planté sur le palier de la Forge Multicolore, l’Atelier Surlucidiste situé avenue Carnot à Belle Île en Mer, je regarde déambuler les vacanciers qui, faute de chaleur et de soleil, achètent des biscuits au beurre, des vareuses et des cartes postales. Au sein de ce peuple condamné à l’errance, j’aperçois deux gendarmes, deux militaires donc, cheveux clairs et courts, tout de bleu vêtus, pistolets calibre 9mm à la ceinture. « Bonjour madame », « Bonjour monsieur ». Ces civilités s’adressent aux commerçants. Que cherchent-ils à obtenir de cette manière (j’exclue la simple notion de politesse) puisque ce ne sont pas quelques pièces de monnaie hideuses, en acier cuivré, censée solidariser des pays d’Europe. Ils cherchent par cet embryon de contrat moral à s’attirer les faveurs d’une frange possédante, informée de l’humeur du temps et conservatrice, de la population. Petit artifice entretenant à peu de frais l’illusion d’une fraternité de classe et d’un lien indéfectible qui depuis des millénaires allie l’ordre et le commerce.

Ils ne sont pas l’ordre.

Ils ne sont pas le commerce.

Le gendarme protège le pouvoir. Quand vingt chevelus pacifistes posent leurs tentes sur le parvis de la Défense, des convois de CRS, de motards et de policiers en civil se ruent au secours du véritable commerce, celui de la banque qui ne supporte pas d’avoir un caillou dans sa chaussure. Ainsi le commerce corrompe quelques prolétaires (pourquoi refuseraient-ils ceux qu’aucune révolution n’a jamais servi ?) et leur confie l’exercice de la violence de masse dans le but de faire perdurer un désordre social, une féodalité économique, indispensable à leur enrichissement.

Contrairement à leurs homologues québécois, grecs, tunisiens ou espagnols, les gendarmes bellilois ne gazent pas encore des femmes éprises de liberté, ne fendent pas encore les arcades d’étudiants épris de justice, ne tirent pas encore sur des hommes épris d’égalité, ne sont pas encore les commensaux de manipulateurs et de fossoyeurs de révolte. Non.

Eux changent de trottoir pour se diriger vers le tabac et saluent en passant leurs collègues garés en double file le temps d’aller acheter quelques baguettes de pain.

 

 

 

 

 

  Balloon flower : Loin des coquelicots 17.09.12

 

Les dimanches de septembre sont riches en vide greniers. Le matin, de bonne heure, les occasions sont nombreuses de s’encombrer un peu plus encore de quelques trésors utiles et inutiles. Nous décidons de nous rendre dans l’Oise, il nous semble que là-bas le champ des possibles est un peu plus vaste. Les maisons suffisamment grandes n’ont pas vu leurs greniers systématiquement transformés en bureaux ou en chambres d’enfant. La boue des champs encerclant les granges a dissuadé les précieux de les transformer en loft. Ces espaces intemporels et relativement préservés du pillage recèlent quantité d’objets faisant notre bonheur : dessins, cartes, lampes, jouets anciens. Distillés avec parcimonies et chassés sans relâche, nous les imaginons déjà alourdissant nos sacs à dos. Après un premier vide grenier (réderie disent les picards) peu fructueux, nous arrivons à Margny lès Compiègne. Nous nous garons dans une rue parcourue de pavillons de brique rouge imposants du point de vue d’un parisien, et particulièrement tristes toujours selon ce même point de vue. Les greniers fantasmés n’ont pas porté l’abondance jusque sur ces trottoirs. Bibelots indigents, habits, ustensiles de cuisine, livres scolaires. Le sucre, le gras, la crasse médiatique et la misère semblent avoir massacrés une part considérable de ce peuple travailleur, ce peuple qui a eu la faiblesse de voir dans la droiture du sillon, dans la promesse du travail honnête, une loi universelle commandant la justice à l’humanité. Les ronces ont enseveli leur univers. Je les vois déambuler, l’âme voûtée, le corps saturé et faible dissimulé par un survêtement, la langue confuse et pillée. Pour parfaire l’entreprise d’asphyxie, des haut-parleurs diffusent tout du long une musique imbécile (Il est plus facile de mécontenter tout le monde que de satisfaire une minorité) entrecoupée d’annonces commerciales et des commentaires consternants d’un animateur arborant fièrement les stigmates de notre déchéance. Il entreprend alors d’organiser un quiz à destination des enfants. Pour gagner le lot, il faudra répondre à quatre questions. La première : « Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? ». Une enfant d’une dizaine d’années lève la main, prend le micro et hurle : « Le début de la première guerre mondiale ». Nous rions. Nous rions mais elle a raison ; c’est le début de la première guerre mondiale, de notre première guerre mondiale à nous, vivants.

Il y a quelques temps de ça, alors que je traversais à pied la place Clichy, un homme m’aborde et m’explique avec humour sa crainte d’être renversé durant la traversée et souhaite rester à mon côté. Si une voiture me fauche, il pense ainsi avoir le temps de bondir. Sain et sauf sur le trottoir d’en face, il me propose un verre pour me remercier et s’épancher. Il est journaliste, au chômage et revient du tribunal des prud’hommes. La discussion s’oriente sur les attentats de septembre. Il s’étonne que j’accorde un quelconque crédit à la théorie du complot (le point Godwin du pauvre est déjà atteint). « Combien de tours se sont effondrées sur leur empreinte ce jour là ? » « Deux ! » me répond-t-il. « Non, trois ! ». « Ecoute. Mon meilleur ami est journaliste. Il était à New York  pendant les événements, si une troisième tour était tombée je le saurais. » De désespoir mes bras s’effondrent eux aussi.

Et puis quand bien même. S’il voyait cette tour de 101 mètres de large et 173 mètres de hauteur chuter en quelques secondes (dont 2,5 secondes en chute libre) de façon symétrique, s’il comprenait que tous les piliers, certains distant de plusieurs dizaines de mètres, devaient céder en même temps avec un décalage inférieur au dixième de seconde, sans doute préférerait-il croire qu’un incendie alimenté par du mobilier de bureau puisse provoquer cela.  Marc Edouard Nabe le croit, Larry Silverstein le croit tout comme Hillary Clinton , Philippe Val, Alain Duhamel, Jean Pierre Elkabbach, comme sans doute toute l’équipe du Canard vraiment Enchaîné et tous ceux qui piétinent la mémoire de juifs assassinés par le passé en traitant d’antisémite celui qui s’éloigne des miradors de la police de la pensée.

 

Dans le quartier financier, à l’angle de Broadway (le spectacle) et de Barclay (la banque), un nouvel immeuble sans doute plus résistant que le précédent ainsi qu’un petit parc (Silverstein family Park) agrémenté d’un mémorial ont remplacé le château de cartes qui abritait l’organisme de contrôle des marchés financiers. Au centre trône une œuvre de Jeff Koons intitulée Balloon Flower. Loin des coquelicots qui dissimulaient pudiquement la sauvagerie des hommes, un ballon de baudruche géant, censé représenter une fleur, célèbre le mensonge et la laideur.

 

 

 

 

 

 

Une voile dorée 23.09.12

 

En descendant la rue Tronchet nous constatons que la mendiante n’occupe plus la grille d’aération du métro. Son petit panneau « aimez-moi les uns les autres » sous le bras, je l’imagine déambulant à la recherche d’un trottoir plus clément. Nous traversons ensuite la place du Carrousel et nous dirigeons vers l’entrée du musée du Louvre. Coiffés d’une pyramide de verre à 673 facettes, nous empruntons l’escalator menant aux nouvelles salles accueillant le département des arts de l’islam. La cour Visconti a été engraissée d’un « bâtiment d’avant-garde » ne pouvant que déplaire à l’arrière garde. Celle-ci, en effet, verra dans cette dune dissimulant un espace mortifère consacré au béton, la confirmation que lorsqu’on ne sait plus faire beau, on fait politique et mode. On se drape du vocabulaire nécessaire (« ouvrage extraordinaire », « grande originalité » : louvre.fr) pour dissuader l’esprit critique de défier l’autorité et imposer le laid par la manipulation. Cette technique mise en œuvre pour engloutir la vérité et assurer à son auteur la rétribution sociale due à sa soumission m’était aussi apparu le dimanche 23 septembre alors que j’écoutais Le Masque Et La Plume sur France Inter ; en 52 minutes, les leaders d’opinion présents sur le plateau d’argent réussirent à placer : Acteur né - admirable (4 fois) - attachant - aux petits oignons - bien belle bon (27) - bouleversant (4) - captivant - chaleureux - chapeau l’artiste - charme (4) - courage (2) - délicatesse - émouvant (2) - énormément d’émotion - état de grâce - étonnant - exceptionnel (3) - extraordinaire (9) - formidable (16) - génial (3) - grand film - grande comédienne - grande idée - grand talent - humour (2) - éblouissante - exaltation sage - immense film - impeccable - inclassable - incroyable (2) - inouï - intelligent (2) - intéressant - irréprochable - irrésistible - j’adore - j’aime (7) - le bonheur (2) - légèreté - magnifique (4) - maître absolu - meilleur (2) - merveilleux (5) - modernité - plein la gueule - qualités rares - passionnant (2) - pertinence - pétillance - ravissante - remarquable - révélation (2) - sobriété (3) - somptueux (3) - sublime (3) - subtile (2) - superbe - talentueux - totalement original - très rare - truculent - un putain de !

Nous entrons dans cette salle et découvrons quantité d’objets (2500 paraît-il), essentiellement de l’artisanat, dont le lien avec l’islam nous échappe dans la quasi-totalité des cas, à l’exception des objets flanqués d’un verset du coran. Opération politique donc, visant à atténuer la colère légitime d’une frange piétinée de la population : les musulmans. Ces objets là, n’ont comme lien avec l’islam que la confession supposée de leurs auteurs ou l’orientation religieuse de la puissance temporelle dominant au moment de leur réalisation. Merveilleux astrolabe sphérique marqué de 1025 étoiles, faucon brûle parfum, grand bassin au félin, bol au lièvre, coupe à la chamelle, pyxide en ivoire ; tous devenus véhicules d’une idéologie asphyxiée et asphyxiante, à l’instar des trésors accumulés dans le musée du Quai Branly. Tous VRP les objets ! Le petit ivoire Ipiutak peut entrer au musée des Arts Premiers, comme la fibule berbère en argent du 19ème siècle, le masque Dan, la hache rituelle mexicaine du 7ème siècle ou le masque anthropomorphe du Népal, mais pas le bracelet de l’age du bronze exhumé d’une forêt du Doubs, pas le statère coriosolite à la chevelure flamboyante, pas la fibule à queue de paon romaine, ni l’idole étrusque en marbre. La question coloniale semble ne pas être résolue.

En sortant nous profitons des derniers rayons de soleil. La ville est belle, nous la traversons à pieds et décidons de nous arrêter avenue de St Ouen pour dîner chez Mourad. Nous sommes rejoints à l’improviste par Toufik. Là, ensemble, nous tisserons tout au long de la soirée la seule voile qui sied à notre embarcation : une voilé dorée.

 

 

  

Quatrième assouplissement quantitatif (25-12-12)

Travailler, même beaucoup et bien, ne permet pas de devenir riche. Multiplier les pains ou les billets de banque exige des qualités de thaumaturge ou d’escroc. Mais travailler permet de jouir d’une pause déjeuner ; parfois longue, plus d’une heure. Ça laisse le temps de manger un sandwich devant son ordinateur, de remplir de miettes et de déchets alimentaires divers les interstices de son clavier en regardant une vidéo ; « Charly beat my finger » par exemple ; néant visité par plus de 450 millions d’internautes (bien plus que le Robespierre d’Henri Guillemin). Pour ma part je préfère me rendre à la cantine, rue Mozart. L’horizon, même derrière un juda, reste l’horizon. C’est peu couteux, convivial quand la compagnie l’est, et réjouissant pour les yeux. De jeunes femmes très bien apprêtées viennent ici se restaurer, ignorant tout du pouvoir de réconciliation qu’elles ont sur les hommes comme moi ; ceux qui laissent faner leur amour dans une tour de verre faute d’avoir su conquérir leur indépendance économique. Où puisent-elles la force d’être belles, de se lever, de sourire, de choisir chaque matin de nouveaux vêtements, de se parfumer ? Et nous, hommes rustres capables de porter deux jours de suite les mêmes sous-vêtements, nous pillions tant que nous pouvons ces chimères abandonnées, elles aussi, par leur amour. Je connais leurs cheveux, leurs mimiques, leurs gestes, leurs horaires, leurs collègues. Je devine facilement le quotidien de ces femmes ayant sensiblement la même vie que la mienne. Juments de Troie, elles fendent toutes les certitudes, déposent des grenades dans les berceaux, offrent toutes les armes au guerrier, enlèvent le tabouret au pendu. Je les vois. Je les regarde. Dans le métro, dans la rue, sur les plages, sur les affiches, dans les magazines, sur internet ; partout. La beauté atomique possède la fabuleuse vertu d’interdire les naufrages, mais elles, atomes évidents portés par tous les vents, y compris les plus pestilentiels, monopolisent l’espace rachitique que le peuple du béton  accorde à la beauté. Fruits merveilleux capable de renverser toutes les visions ontologiques, de réformer les lois séculaires, elles imposent (le plus souvent malgré elles) la débâcle comme le réconfort à l’homme sachant regarder. Le corps commande d’aimer le corps. La guerre névrotique débute alors entre la pulsion et la culture. Maintenir une architecture traditionnelle se fait au prix de renoncements. La pause déjeuner se termine et comme moi, poitrines contenues, cheveux domestiqués, sourires mesurés, cuisses utopiques et fesses instrumentalisées, posent leur plateau et s’en retournent grappiller quelques euros de plus derrière un téléphone ou devant un écran bleu. A 17h46, ce beau monde se retrouvera dans la rue le temps de rejoindre une voiture, un bus, une rame de métro. Je choisis de rentrer à pied. Les trente minutes me séparant de mon domicile ressemblent étrangement à un parcours initiatique : de l’extrême laideur de la rue Olof Palme de Clichy, aux premières lueurs de la rue Guy Moquet dans le 17ème arrondissement de Paris. Immeubles de verre et d’acier, arbres incarcérés dans le bitume, trottoirs rafistolés, murs défraîchis, palissades branlantes en taule, aire de jeux asphyxiée, fourrière délabrée,  préfabriqués aux allures de stalags, et des voitures en chaque lieu ; tout le temps. Il n’y à rien à contempler ici, même l’armée des atomes évidents semble préférer abandonner ces espaces de transit. A l’angle du boulevard Bessières et de l’avenue de la Porte Pouchet, devant la cité de briques Sergent Fréderik Clément, j’aperçois au sol un bout de papier sur lequel figure un sceau. Dans un cercle, je distingue une plaine désertique encombrée d’une pyramide, elle-même coiffée d’un pyramidion rayonnant, lévitant et flanqué d’un œil. Il est écrit : Annuit Coeptis MDCCXXVI (Approuve les choses qui ont été commencées), Novos Ordo Sécularis (Nouvel ordre séculaire), the great seal (Le grand sceau). C’est un billet d’un dollar, minable, déchiré, sale, piétiné, ignoré, ridiculisé. George Washington a perdu une oreille et les parties occipitale et pariétale de sa voûte crânienne.

Si l’économie américaine repose sur la confiance placée dans cette petite gravure reproduite à l’infini, je veux voir dans ce déchet verdâtre foulé par des prostituées siéra-léonaises, la fin prochaine des ambitions mortifères de quelques illuminés. Que ce tombeau soit le leur et que leur divinité borgne ne survive au règne de la quantité.

 En remontant l’avenue de Saint Ouen, j’aperçois au loin la longue silhouette de Demi Lune et devine le large sourire qu’elle m’adresse. Je ne tarderai plus à l’enlacer.

 

 

 

  "Bilberberg, enculé" 05.06.2013
 

   A la faveur de retrouvailles, me voilà place de la Concorde, un mercredi soir. Une petite foule est là, peut être 200 personnes, qui fait face au prestigieux hôtel de Crillon (berceau de la Société des Nations et siège du gouverneur miliaire de Paris sous l’occupation). Un cordon de CRS et quelques policiers déguisés en badauds s’agitent dans cette saynète où le peuple d’en bas vient lécher les colonnes du temple du peuple d’en haut. Cravates et tailleurs, ne craignant pas pour leur sécurité, pénètrent le prestigieux hôtel pour se rendre au dîner du Siècle. Ils regardent avec amusement cet attroupement folklorique et bigarré : cheveux longs et cheveux courts, treillis et pantalons à pinces, keffiehs et chèches blancs, faucilles et croix, pulsion et préméditation, urgence et patience, émeutes et révolutions, peur et obéissance. Une canette de bière (vide) vole à la rencontre d’un crâne bien né et échoue lamentablement aux pieds d’un homme couvert de kevlar, matraque au poing. Je vois souvent des armes pointées par le peuple, sur le peuple ; jamais sur le pouvoir. La foule entonne « Bilderberg enculé » sur l’air des lampions, jusqu’à ce qu’un archi-préfet, reptile rompu aux techniques de domination par la violence, siffle la fin de la récréation. Dispersion. Fin de la révolution. Individus, groupes et groupuscules retournent dans leurs foyers éteints. Au mieux de sa forme, la gauche consciente, désarmée et fainéante, heureuse que soit accompli ce travail de résistance, disparaît dans le triangle d’or sans rougir. La droite nationaliste, déterminée à ne pas laisser le fruit de sa production idéologique pressé par ceux que la muleta brune obsède, aveugle, marque sa présence en déployant une longue banderole "Changeons de siècle, pouvoir au peuple", une dizaine de mètres en arrière. Je comprends soudainement pourquoi il arrive si souvent aux artilleurs de tirer trop court, de foudroyer leur infanterie, et je désespère de voir un beau jour un de leurs obus s’égarer, poursuivre résolument sa trajectoire solaire, jusqu'à venir étêter leurs propres généraux. Lassés de nos rôles de hallebardiers sans hallebarde, peu désireux de tester la capacité de nuisance de l’autorité, nous quittons à notre tour le théâtre des opérations, puis nous nous séparons.

Pourquoi n’étions nous pas 10 millions ce soir ? Où étaient les syndicats ? Les partis ?

Le cul sur ma chaise de bistrot, je tends le bras pour ouvrir le frigidaire et saisir un petit pot de rillettes. Il me reste du pain. Je dîne tard. Il fait nuit. Dans l’immeuble d’en face, je vois des téléviseurs géants bleuir les salons, je vois des cuisines en contre-plaqué, des plantes incarcérées, un abas jour mobile, New York écrit en néon rose, un chien allant et venant derrière les barreaux d’un balcon, le volet roulant - toujours baissé - de Toufik et, au dessus, un couple dansant. Je prends un morceau de pain, réfléchis mollement à la déviation des colères, et ouvre le pot dont je ne saurai plus dire s’il était en plastique ou en carton. J’enlève le gras et devine tout au fond la portion comestible. Le pot mesure 7 cm, 6,5 cm quand j’enlève le couvercle. Entre le bord et le gras il y a 2,2 cm, cet espace passe à 2,8 cm quand j’enlève le gras. En retournant le pot je m’aperçois qu’il y a un vide de 1,1 cm. Il devrait me rester 2,6 cm de rillettes si une intelligence détournée, un esclave salarié chez Bordeau Chesnel, un acteur de la dissociété, n’avait pas eu la brillante idée d’incurver le fond du pot vers l’intérieur. 7 cm de pot pour un peu moins de 2,6 cm de rillettes.

Fatigué, je vais me coucher.

Ce midi je suis au bord d’un bassin hexagonal peuplé de canards misogynes, traversé par l’histoire de part en part, le cul sur l’axe royal. Quoi de plus ? De l’ordre. Du beau. A regarder ce jardin, à écouter le chant des fontaines, à faire miens les sourires aperçus, à te savoir près de moi, je pourrais presque croire au monde.

J’ignore tout de cette graine que Némésis a planté dans mon crâne un après midi d’avril, mais rien ne me réjouit plus que de m’imaginer sautant à pieds joints sur le groin du pouvoir.

« Bilderberg, enculé »

 

Stéfan Brochard 

 

 

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