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J’ignore si en hiver la vie est douce à Belle-Ile, en ces mois où l’on ne sait plus si l’on vit sur l’eau ou dans l’eau. L’humidité partout, sous la couette, sur les murs, entre chaque particule de terre ou de plâtre, derrière les armoires, sous le verre du cadre, sous la peinture des carrosseries, dans l’âtre, dans l’os. Il m’arrive de venir en décembre, en janvier, parfois en novembre ; souvent pour une semaine, plus rarement pour un mois. Sur cette île les éléments existent et poursuivent le cours ordinaire des choses souvent dans la plus grande violence, sans même pouvoir deviner la petitesse de notre entreprise. C’est quoi un homme ?

Celui qui a vu l’océan libre et noir affronter la roche le sait : rien.

Celui qui pressent chacune des tragédies qui constelle la voûte céleste le sait : rien.

Celui qui, la peau brulée, entend la vérité de la lumière le sait : rien.

Rien sinon un fragile assemblage de muscles, de nerfs et d’os ; le tout gouverné par une intelligence vassalisée par la nature. Rien sinon un être ; un être capable d’en toucher mille autres, d’extraire avec eux le minerais par tonnes et, par l’alliance, de prendre part au destin de l’univers. Le voyage ne se fait qu’au prix de la mise en commun des forces, des volontés, des désirs, des joies et des connaissances.

J’aime les habitudes. Il n’y a pas de création sans habitude, pas de société ni de projet. Le nomade ne plante pas de cerisier. Je descends la rue des Ormeaux, passe devant l’ancienne charcuterie de mes grands parents et entre au Bretagne ; le Café Bleu. Derrière les vitres de la véranda je contemple les us de cette société. Au loin, près de l’île de Houat, je vois des dizaines de bateaux de pêche affairés. La pêche à la coquille Saint-Jacques est ouverte. Ambitieux, je sors du café pour entreprendre un voyage jusqu’à la petite digue. Je longe la gare maritime, toise la Coulisse, grimpe sur la partie supérieure de la digue et me dirige vert le phare rouge. L’horizon, superbe, ne supporte ici aucune entrave. Le ciel gris argent ; éblouissant. La côte terre sienne brulée ; fidèle. Et le maître océan. Je baisse le regard et aperçois, à la faveur de la marée basse, les blocs de pierre déposés là comme premier rempart. Une de ces pierres m’est familière. Je la côtoie depuis de nombreuses années et éprouve pour elle comme de l’amitié. C’est un voussoir central en granit, provenant certainement de l’enceinte externe du Palais. Il ignora son destin, celui que la masse et le burin lui avaient prédit. Il n’y a rien de spectaculaire dans cette pyramide tronquée célébrant, par sa forme inversée, la justice sociale ; le petit nombre possible en bas (à tel point que le pyramidion n’existe pas) et le plus grand nombre hissé au pinacle, solidaire dans l’effort consistant à équilibrer les forces jusqu’à l’harmonie, jusqu’à ce que la clef de voûte semble léviter, s’arracher à sa condition. Elle peut manquer d’allure ou de noblesse cette pierre couverte d’algues, noyée deux fois par jour tous les jours. Elle n’a rien qui s’apparente à celle de la troisième travée de la nef de l’église St-Justin de Louvres dans le Val-d’Oise. Ce chef-d'oeuvre de plus de 2 mètres, superbement dessiné, suspendu comme le fer d'une lance divine qui aurait traversé la voûte en son sommet, donne toute sa majesté à l’ogive par sa maîtrise sereine des arcs puissants et inépuisables. Elle, se contente d’une mission qu’un bloc brut, même le plus vulgaire, même le moins éduqué, pourrait remplir avec autant de succès. Ce voussoir noyé n’intégrera jamais l’édifice cerclant la cité. Il ne connaîtra jamais le poids de la muraille, jamais les vertus de l’union ni d’ailleurs la sanction promise par l’acier projeté. Et à quoi bon ? Pourquoi vouloir se soumettre à la volonté d’un architecte myope, ploutocrate, accapareur de connaissance et de richesse ? Un architecte dont le but ultime est de coiffer son édifice d’un carré de tissu aux couleurs de ses maîtres-complices, desquels il aura flatté les opulents fessiers en leur assurant une assise pérenne et confortable.

Pourquoi ne pas se contenter de la danse des algues, de la compagnie des balanes, des frôlements de l’étrille et d’un combat de capitaine banni, éloigné de la troupe ?

Que serait cette ville, ses pêcheurs, ses habitants, ses promeneurs, ses amoureux, sans ce premier rempart, sans cet amas désordonné au pied de la digue ?

 

Il faut savoir dire non, puis aimer son destin.

 

 

Stéfan Brochard                                                                                                             23.02.13

 

 

 

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