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9 mai 2014 5 09 /05 /mai /2014 12:32

Fut un temps où nous formions un groupe de rock, quelque chose de très sérieux, avec de belles guitares, de beaux amplis, un vrai chanteur, des mélodies, de la poésie. J’oserais presque dire avec de la hauteur, voire des vertèbres. Nous étions, dans cette rude et illusoire ascension, épaulés par une paire d’oreilles capable de comprendre le rock et, entre autre, de domestiquer la puissance d’une impalpable batterie en clonant son essence.

Pourquoi faut-il que la mémoire se délivre lorsque le pire arrive ?

Cette pluie m’assaille depuis trois jours, ces goutes lourdes menacent de perforer toutes les toitures, toutes les chapes de béton, toutes les couettes emplumées. Les images, les sons, tous ces souvenirs qu’un impitoyable terrassier avait relégué dans les combles de ma genèse, voici qu’ils se présentent impeccables, entiers, joyeux, urgents. La rencontre, le studio, l’engueulade, les biscuits, l’alcool, les rires, l’émerveillement, les problèmes, l’Hiwatt Custom 100, la Laffont, le velux, le camion, le mariage, le mail. Tout est là, déballé et soumis aux rayonnements du temps, étalé dans un marais salant dans l’attente que les cristaux blanc apparaissent.

Dimanche 15 novembre, ça y est, c’est officiel, vous êtes morts. Tous les deux. Nous ne parvenons pas à réaliser alors nous exigeons que le spectacle de l’information nous saoule et nous gave. Un empilement sans bornes de faits divers pour ajouter de l’outrage au désespoir. Il n’y a aucune nouvelle à glaner de ce côté-là, le vernis ne dissimule plus rien. Tout est laid, de travers, violent. Abrutis, nous restons sur notre canapé, les images et les sons ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. 100, 114, 121, 130 morts. Tout reste au niveau de ces trottoirs gorgés de sang. Une poubelle fouillée, un conducteur en fuite, un policier blessé, l’état d’urgence. Le bavardage des camelots de l’expertise nous épuise. Nous avons beau changer de pilon, les coups du pathos restent tout aussi lourds. Nous ne parvenons même pas à nous mettre en colère. Et que les dangereux rabat-joies soucieux du contexte comme des causes comprennent qu’aujourd’hui tout a changé. Les trompettes médiatiques annoncent le grand retour du messie binaire. L’émotion en termine d’écraser l’intelligence et bientôt nous serons sommés de choisir un camp. Comme la politique est laide aujourd’hui, comme je suis triste et assommé. Le corps lourd, je dois me rendre chez Sylvain pour récupérer une douille afin de terminer de restaurer une lampe.

Pierre-Yves, Anne, vous voyez comme tout est banal en votre absence. Je vais piétiner un peu dans le jardin, faire des cercles et regarder les feuilles jaunir. Je vous dédie tous mes sens. Que mes oreilles vous offrent le bruit des feuilles dans le vent, ma peau la fraicheur de l’air, mes narines le parfum des dernières fleurs sauvages. Ma langue écrase pour vous deux framboises tardives et délicieuses. Et que mes yeux déposent sur vos âmes tout le bleu du ciel. C’est une magnifique journée d’automne.

Demi-lune, cet après midi je tremble en secret. J’ai peur. Tu m’as souvent dit en riant aux éclats que si je voulais me marier avec toi, il fallait que je fasse ma demande dans les règles, un genou à terre, le regard haut et le verbe amoureux. Tant de chose qui me faisaient rire également, jusqu’à ce que les ténèbres éternelles se rappellent à nous et au monde.

Alors genoux à terre, je te le demande, prends moi pour époux. Si mes raisons sont sinistres, je t’en supplie, fais semblant de les ignorer. Acceptons tous deux ce camouflage social, ce postiche absurde, ce rempart symbolique. Puisque nous ne pouvons faire que fuir, prends mon nom avant que la meute des amateurs acculturés de civilisation éteigne sa télé, avant qu’il n’y ait plus que deux camps, avant que la violence redevienne le grand véhicule du désordre et que l’arabe doive payer. Et si ce nouveau nom n’est qu’un nouveau foulard, faut-il avoir honte de se cacher ?

 

13 janvier 2016

 

 

L'âge d'or et l'au-delà

Ecrire, peindre, sculpter, c’est tenter de fonder ou de refonder une société véritablement humaine en utilisant l’outil de sa distanciation. Vivre le beau, le bien, le vrai, c’est devenir l’étoile irréductible et insoumise qui, bien que consciente de sa nature éphémère, combat les ténèbres, transperce l’obscurité, chahute le trône de l’ignorance et lui vole la vedette au royaume du vivant. Le pétale et l’homme s’unissent dans une communion immanente. Quantités d’individus ont l’intuition d’un paradis perdu, d’une harmonie supérieure délaissée au profit de l’avoir, d’une alliance rompue avec le cosmos, d’une déchéance inexorable. L’art, comme les arrières mondes, obéit à cette intuition. Mais l’âge d’or n’est pas celui des artistes, de ces témoins blessés, mutilés par des rêves d’absolu. Il est celui de la vie complète, de la grâce, du poème vécu, de l’existence qui se suffit à elle-même. L’art demeurerait sur le seuil de ce temps.

Mais ici et maintenant, l’homme ne consent à rayonner qu’au prix d’un retour de gratification à la hauteur de son égo aux capacités de dilatation infinies. La gratification n’agit que comme un souffle chargé et fétide projeté dans un ballon de baudruche. Lorsque le ballon est immense, il obtient sur le champ le statut de légende. Lorsqu’il explose, il dispense un air vicié et pourri, une odeur d’ordure reconnaissable par toutes les narines qui n’ont pas renoncées à leur fonction. Donc j’écris, je dessine, je sculpte. Je recherche éperdument sans jamais trouver. Je signe mes textes comme mes tableaux. Parfois il m’arrive d’être empêché de le faire par une sculpture dont la forme retrouvée m’interdit toute entaille supplémentaire, tout graffiti mercantile. Sans doute faudrait-il que je m’approprie ce message et sa clarté. Mieux ! Que je capitule devant cet impératif catégorique et me détourne de ces conventions censées me rapporter ma part, mon sucre. Le chemin menant à l’existence passe peut-être par
une promesse de solitude et de déclassement, par un étroit sentier délaissé et solidement défendu par une armée de ronces. La volonté d’exister de ces ronces hostiles et impitoyables serait-elle supérieure à la mienne ? De quoi douter de son rasoir et de son arrosoir, de son permis de conduire et de sa lime à ongle. Il y a quelques temps, j’ai trouvé sur un vide grenier un joli petit coffret à bijoux aux épaisses parois de verre biseauté, maintenues par une dentelle de laiton. Le fond est garni d’un petit cousin de soie mauve. J’ai souvent la sensation d’être le cul sur ce petit cousin que j’ai moi-même patiemment rembourré, sans ménager mes efforts, à bonne distance de la ronce, de sa rage vitaliste et de ses promesses. Derrière le verre épais du coffret, les épines semblent molles, les branches fragiles et fétiches, l’herbe tendre et entretenue. J’en oublie cette part d’insécurité indispensable à la réalisation d’une œuvre ou d’un projet de politique haute. Il n’y a de courage que le courage physique, n’en déplaise à cette humanité dualiste et hypocrite. Que serait le courage intellectuel si derrière il n’y avait pas la crainte d’y laisser quelques dents ?
Loin du corps, on s’invente tous les talents.
Au plus près de l’épine, il est plus facile de se souvenir du sang, de la force, du réel. Je sais qui je suis quand le bruit me fait peur, quand l’inimitié me peine, quand la violence me fait renoncer, quand la solitude commande l’aiguille de ma boussole, quand la trouille devient l’unique frontière ; voilà le véritable miroir de l’âme.

Assis sur la murette à la nuit tombante, mon fils et moi regardons la lune pleine et blanche. Ce soir, j’ai envie de croire qu’une dérogation divine fut offerte à Cyrano

Qu’il put construire là-haut son paradis pour s’y fâcher gentiment avec Socrate et Galilée, et abriter son précieux panache dans un cratère inconnu de nos cartes. Je me prends à rêver que par la force, toujours debout, il parvient à chasser de son territoire les compromis, les préjugés, les lâchetés et la sottise. Qu’il se bat, qu’il se bat, qu’il se bat, et qu’il me souffle à l’oreille : « Stéphane, deviens ce que tu voudrais qu’il advienne ».

 

                                                                                                                       20 septembre 2015

 

 

Héliopause

Assis sur une herbe rase et brulée, entouré de minuscules fleurs blanches insensibles à la terreur du maître océan, je rêvasse et je réfléchis. Le regard prolongeant la terre finie, je laisse s’entremêler souvenirs et imagination jusqu’à la divagation. Le casque audio sur les oreilles, j’écoute en boucle Les Paradis Perdus de Christophe, histoire de m’apitoyer un peu sur mon sort. Quand j’y repense, je ne trouve rien de défendable à cette démarche, mais là, tout près de moi, les choses sont différentes. Comment visiter ses propres ténèbres si l’on ne badigeonne pas exagérément l’égo de pathos ? Cette chanson, comme l’aurais aussi bien fait une autre, est l’occasion de me remémorer les anciens espoirs et les vieilles promesses pas toutes tenues. Parce que je suis au monde, et que le réel est impitoyable. L’habitude veut que lentement, à force d’écoutes, la chanson se transmute pour disparaître peu à peu au profit de quelques cristaux de sel noirs. Ne reste alors qu’une humeur triste et rageuse, une carcasse de colère, une aventure embastillé dans l’œuf. C’est la trace d’un destin fantasmé qu’un faussaire grimé en Mercure avait glissé à mon oreille il y a des siècles. Vaniteux, je l’étais déjà. Je n’ai fait qu’accueillir le message que je souhaitais entendre, faisant fi de mes capacités et des puissances me déstabilisant au moindre tremblement.

« Le crépuscule est grandiose », c’est vrai. D’autant plus lorsque l’on est incapable de tracter une aurore. J’en suis incapable. Tout est loin, tout est infiniment lourd, tout est cartographié, tout me chasse et m’emporte sans un début de considération pour mes états d’âme. Il faudra passer. Je suis une feuille morte qui danse au vent et qui hurle à l’arbre : « Je suis un individu ! ».

Regarder votre misère c’est voir la mienne. Renoncer au doux chant du miroir menteur et rencontrer l’autre, le vrai, celui qui vous dégoute et vous bouleverse, celui qui peut bien crever parce qu’il est la racine de tous les holocaustes, celui qui empile la crasse sous son couvre chef et qui prend toujours un malin plaisir à vous ressembler. Je ne me distingue en rien de vous : impuissant, spectateur lâche, dynamiteur de présent, petit coq qui s’imagine faire partie de l’équipe du soleil.

Adolescent, j’imaginais qu’un homme préférerait mourir plutôt que de passer deux heures par jour dans les embouteillages, faire la queue à la caisse d’un hypermarché ou se rendre dans une sinistre école un dimanche pour déléguer sa part de pouvoir. J’imaginais aussi un Grand Soir réconfortant, sous la forme d’un vaste banquet joyeux et mélancolique se finissant tardivement. Une tablée immense de rois et de reines autoproclamés, des gens simples, courageux, libres et déterminés, guettant les premières lueurs du soleil. Douze joueurs de cornemuse aux notes tremblantes et au bourdon glaçant, venant de tout le cercle, entreprendraient alors un définitif Amazing Graze, annonciateur d’un honneur retrouvé. Cet air puissant serait ensuite repris sans faiblesse par les foules émancipées. Marteau en main, les cœurs déliés et les regards hospitaliers iraient chasser les promoteurs de la laideur et du mensonge, les apôtres de l’avoir et de la servilité, les inventeurs de la reptation, les prédateurs artisans de la dévastation. Cette célébration violente de l’honneur et de la beauté signifierait la rémission de la lâcheté et de la médiocrité par une affirmation absurde de notre vitalité. C’est la promesse rédemptrice, la certitude de pouvoir se regarder et de finir dans la joie et la dignité avant la grande restitution. Tout refleuri.

Quelques années plus tard, moins ignorant des lois du hasard et de la nécessité, je déambule à la limite magnétique du système solaire, à l’endroit même ou les vents solaires succombent aux assauts des vents galactiques, là ou les rayonnements de l’amour, de la joie, de la sagesse et de l’intelligence cèdent progressivement la place au chaos. Ce cheminement raisonné et destructeur offre quantités de spectacles.

Le spectacle de l’harmonie promise à l’humanité et pourtant ensevelie chaque jour un peu plus sous les pierres noires jaillissant des frondes nihilistes.

Le spectacle de combattants éperdus et pétris d’héroïsme rendant le triomphe de l’obscurité toujours plus onéreux.
Le spectacle d’une force vitale inébranlable, qui à travers chaque feuille, chaque pétales, chaque insecte, revendique l’éternité.

Et de l’autre côté, celui d’un noir infini toujours martyrisé par quelques foyers incandescents, des planètes interdites et des paysages nouveaux.

Ma soumission m’interdit aujourd’hui les chemins fleuris, les bains dans l’eau de mer, la compagnie de ceux que j’aime et le combat, au profit d’un bureau climatisé, d’une carte de cantine et d’une feuille de paie.
Mais est-ce que je plie le réel si je renoue avec les promesses de l’univers lorsque que nous cheminons, Demi-lune, Louis et moi, au travers du bois du Génie pour nous rendre ensemble sur la petite plage de Ramonette ?

 

Stéphane Brochard                                                                                               24 juin 2015

 

 

Pavillon Romain

En 1980, lorsque nous sommes passés du huitième étage de notre cité des Hauts-de-Seine à un pavillon de banlieue valdoisien, la promesse était belle ; la promesse fut tenue. Une plaque émaillée bleue et blanche indiquait le nom de cette demeure : Pavillon Romain. Un grenier mystérieux renfermant des cartons remplis de minuscules perles de verre de toutes les couleurs, une cave en terre battue, des cheminées de marbre rouge ou noir, une façade en meulière, un garage en bois épuisé et un jardin.

Ce jardin était alors l’emprunte d’un temps révolu. Une fois dégagées les hautes herbes envahissant cet espace sous le regard indifférent d’une locataire éteinte, nous avons découvert un paysage ante-télévision. Entouré d’une clôture faite de bâtons de bois reliés par du fil de fer, péristyle du commun, il contenait tous les trésors : de la menthe, du laurier, des fraisiers, des framboisiers en batterie, un aubépine, deux abricotiers croulant chaque année sous le poids de leurs fruits, deux généreux cerisiers et deux pruniers. Le tout ordonné sur 300 mètres carrés. Et comme si cela ne suffisait pas, au fond, deux branches lourdes du figuier voisin surplombaient notre jardin et à droite, la clôture était assaillie par un noisetier et les petites branches désordonnées d’un groseillier. Ce tableau, un clair obscure tant les rayons du soleil devaient être conquis de haute lutte, n’a rien de fantaisiste. Ici j’appris le coût de la lumière, l’unité, le rythme, le goût, l’harmonie, la lutte contre le chaos et la mort.

Hier, j’ai fini d’abattre le dernier arbre fruitier encore présent, un prunier mort l’année passée. J’ai l’impression que c’est moi que je dessouche en sectionnant une à une les racines unissant ce cadavre à la terre. Un rouge-gorge et un couple de fauvettes suivent avec gourmandise l’avancée des travaux. Le gel, la maladie, notre engraissement et notre désertion du champ politique ont eu raison de cette « autonomie insurrectionnelle ». Il faut croire aux signes, seul le laurier et l’aubépine ont résisté à l’époque. Quelle couronne vais-je choisir ? Ni grand triomphateur, ni martyr, je ne peux que constater la victoire de la société des loisirs : ce jardin est aujourd’hui constellé de rosiers, de lys, de résineux vils, de quelques jonquilles et d’althéas tout juste bons à régaler les bourdons. Glycine et pergola ! Nous irons maintenant chez Simply Market pour acheter des cerises en toutes saisons. Rien que le nom de cette grande surface devrait nous renseigner sur notre degré de soumission à la laideur, à la bêtise et la vulgarité.

Debout sur ce rectangle verdoyant, hache dans une main et sécateur dans l’autre, j’entreprends de détruire et d’arracher les sinistres colons pour libérer la terre. Ce faisant, j’organise un vaste bûcher, une Saint-Jean précoce. Je veux voir dans la profondeur des hautes flammes la promesse de la résurrection, et dans ce tas de cendre le sceau des cycles éternels. Deux arbustes ayant vécu douloureusement l’incendie ont abandonné la place à deux petites fleurs blanches au raz du sol : ce sont des fraisiers ! Plus loin, je reconnais ces feuilles ! Ce sont celles d’un timide framboisier qui n’a pas renoncé au combat contre le chiendent. Pelle et pioche à mon côté, me voilà replantant des framboisiers, un groseillier, un châtaignier et un cerisier. J’ai aussi dressé au fond un apocalyptique ginkgo biloba, témoin de mon sens hypertrophié du déclin, offert par Laurent. Mais ce jardin n’est pas la ville. Ma rue se barricade. La cité de Cyril a vue sa superbe haie de cerisier du Japon rasée au profit d’une grille épaisse flanquée de lauriers palmes sans parfum... Idem pour la cité de mon médecin. En face, l’impasse est maintenant clôturée et les pelouses de l’immeuble de Jean-Marc ne sont plus accessibles. Préparons nous la guerre ? Bouleaux, platanes, cyprès, charmes, marronniers, épicéas… Pourquoi l’espace public n’est-il pas peuplé d’arbres fruitiers ?

Mais cette rue n’est pas le monde. Sans doute dans quelques temps aurons nous à quitter Bezons. Une société qui fait la promotion du thuya ne peut pas être la notre.

Nous partirons avec sous le bras la plaque émaillée du Pavillon Romain et la certitude d’avoir fait notre part.

 

Stéphane Brochard                                                                                              25 mai 2015

 

 

Lettre à Louis

J’allume mon téléphone et je regarde une photo prise dans la nuit du 1er janvier. Il est 4h du matin, elle est floue, on y voit des traits de lumière rouges, jaunes et bleus, des filaments fols empruntant tous la forme d’une virgule ou d’un point d’interrogation. Il est difficile de lire cette photo tant sa qualité est mauvaise. Je l’ai prise par inadvertance, à travers le pare-brise de notre voiture, alors que je recevais un message d’urgence de ta mère. « Mon amour, aucun accès parking pour entrer sauf Samu. Gare-toi devant l’entrée où le Samu rentre, ils disent qu’il y a de la place. On sera Bâtiment Laennec, 4ème étage. Je t’aime ».

Sur cette photo que mon mouvement à rendu illisible, on y voit l’arrière d’un camion du Samu, gyrophares allumés, traversant à toute allure l’immense tunnel de la Défense. Dans ce véhicule effrayant, ta mère et toi. Je vous suis. Difficile de ne pas vous perdre dans cette traversée insensée de Paris. Il n’y a plus de feu rouge, plus de priorité, plus de limitation de vitesse, plus de danger, il n’y a plus que ton cœur sur terre, ce petit cœur qui affole les médecins à tel point que mon univers s’effondre dans les ténèbres parisiens. Mon panthéon se dissout, l’humanité s’étiole et s’effrite. Le beau n’est plus qu’un gadget encombrant. J’abandonnerais volontiers tout ce bric à brac en rase campagne en échange d’une promesse. Je me vois déjà empiler mes héros comme leurs chefs d’œuvres en échange d’un petit cœur d’airain, sans fissure, d’une horloge atomique pouvant même résister aux assauts de l’amour. J’ensevelirais tous ces exvotos dans une fosse commune improvisée que j’aurais creusée de mes mains dans une glaise gorgée de silex. Je me vois déjà organiser devant cet aven une vaste cérémonie sacrificielle pour offrir tous les gages de ma soumission à ces dieux violents auxquels je ne croirai jamais. J’y précipite ma bibliothèque, mes disques, mes crayons, ma guitare, notre château de Bordilla et la Forge Multicolore. Je balance tout ça en vrac et si ça ne suffit pas j’y plonge le Louvre et l’océan, la poésie, le vent et les animaux, mon étoiles et mes amitiés. Et que cette nef morbide connaisse la fureur de l’incendie si l’appétit de la terre n’est pas à la hauteur de ma douleur.

Brûlez tous ici si c’est le prix !

Après deux jours passés à l’hôpital Necker, nous sortons libres. Une sortie plus radieuse encore qu’une évasion réussie. Tu vas bien. La grande santé ! Fausse alerte. Ton corps débarrassé des douze électrodes lilliputiennes qui t’interdisaient le voyage, nous filons sans demander notre reste. Tes trois kilos et quelques ensevelis sous les couvertures, nous précipitons ta libération. Invalides, Tour Eiffel, Trocadéro, Porte Maillot, la Défense, Colombes, Bezons. Nous voilà tous les trois réunis, pas une blouse blanche à l’horizon prête à te voler un peu de sang, pas d’électrocardiogramme hurlant à la mort toutes les trois minutes, pas un médecin pour nous fendre l’âme à l’aide d’une tirade dont ils ont le secret : « Rassurez-vous M. Brochard, tout va bien, c’est juste un contrôle. Sinon, juste pour savoir, y a-t-il des cas de mort subite dans votre famille ? ». Retranchés dans notre bunker de banlieue, fatigués, nous nous endormons près de toi.

A la minute où je te découvrais, exactement comme ta mère t’avait imaginé, l’amour et la peur me saisirent dans un même élan. Tes petits cris, plus aigues qu’un grincement de porte, me faisaient immanquablement monter les larmes aux yeux. Ta fragilité devenait la mienne. Comment t’aider à apercevoir le monde maintenant que la lumière t’embrasse ? Je me prépare à tes pourquoi.
Pourquoi une maman abrite autant d’amour ?
Pourquoi un papa peut se tromper ?
Pourquoi nous devons planter un cerisier ?
Pourquoi le soleil dessine un sourire dans la nuit ?
Pourquoi tout se transforme ?
Pourquoi le hasard et la nécessité président-ils à nos destinées ?
Pourquoi le travail est la seul issue ?
Pourquoi l’homme est inapte à la vérité ?
Pourquoi il faut rire de ce monde inversé ?
Pourquoi il faut vivre ?
Pourquoi faut-il qu’un jour nous rendions nos particules à ce fabuleux univers ?

Pour deviner tout cela et malgré tout rester droit, il te faudra sans doute un jour retrouver le regard noir, celui que tu avais à la minute même de ta venue au monde, quand dans un même souffle, les yeux grands ouverts, tu découvrais la lumière, l’air, l’espace et l’amour. Ne manque aucun des rares éclats de lumière qui traversent l’humanité, ils t’appartiennent Louis. Prends tout ! Partage tout ! Impose son destin à l’humanité en lui tendant un miroir impitoyable, celui que tu affronteras tous les matins, celui qui ne ment pas et qui sera ton arme. Connais toi et deviens qui tu es Louis.

Tu es maintenant sur mes genoux, la main de ta mère enamourée ordonne tes beaux cheveux roux. Tu ne te lasses pas de parcourir mon visage et chacun de mes rayons t’appartient désormais.
Moi, je regarde pousser tes cils et je t’aime Louis.

 

Stéphane Brochard                                                                                                  1er mars 2015

 

 

 

La tige et l'enragé

Lorsque la marée monte, que le Lay, ce long couloir de vase hostile, se gonfle lentement d’une eau sale et saumâtre, la vie renaît. Des nuées de petits animaux excités, d’insectes, de crustacés semblent guetter l’instant où la mer colonisera chacun des canaux adjacents. Au commencement, une écume sale s’avance comme poussée par le vent. Le ruisselet gisant perpétuellement au fond de ces fossés pollués, prend peu à peu de l’ampleur, recouvre les déchets laissés là, les parpaings, les pneus, nettoie le décor, dissimule notre laideur comme les profondeurs, prive notre regard d’un univers et invente l’inconscient. Avant même que la lune ait réalisé son œuvre, ce territoire englouti embrasse un autre peuple : des crevettes, des petits bars, des pibales, des éperlans, des mulots fuyant le déluge et des crabes ; des crabes verts qui deviennent rouges comme une menace en prenant de l’âge. Surnommé enragé, ce prédateur mutant fait le régale des amateurs de soupe. Un bâton, une ficelle, une moule de bouchot et voilà la bassine pleine en peu de temps. Mais un homme dépourvu d’outil parvient toujours à sublimer les contraintes, il se force et impose à ses yeux de voir. A marée haute, les longues tiges des hautes herbes prennent racine sous l’eau, dans le nouveau monde. En y regardant bien, il est possible de les voir trembler nerveusement, vibrer en contravention avec la loi d’Eole. C’est l’indice qu’un enragé se trouve à leur base et que son mouvement imprime sa signature dans les airs. Il ne reste qu’à plonger la main dans l’inconnu pour s’en saisir au risque de l’aborder par la face.

Tout est là, rien n’est visible.

L’ennui, victime de notre modernité, est bien souvent l’abri privilégié d’une réflexion vertébrée, à l’instar de la marche. J’ai guetté de longues heures durant la venue de l’océan, assis ou allongé dans les hautes herbes illuminant ces terres déconsidérées. Préférant le message du bois flotté à celui de tous ces corps brûlant sous le même rayon, sur le même sable mortifère interdisant la prolifération et le foisonnement, frontière aride et dénervée entre la sphère et son voyage, je choisissais un territoire sale et subtile, une alliance des contraires, un espace amoureux qui aboli les distances et unifie le tout. Chambre éternellement humide, elle est le creuset délaissé où luit la réconciliation moniste. Un vieux ponton brinquebalant attend ici patiemment la ruine. J’ai tenté à ma mesure, en ajoutant planches et clous, de retarder l’instant où je verrai disparaître ce monument, ce trait d’union sacré entre la matière et l’esprit. Je me risquais à arpenter ces quelques mètres de bois épuisé, à mettre à l’épreuve ces poteaux finissant fichés dans la vase et pourtant prompt à hisser mon corps toujours à la recherche d’un message sur les hommes et les astres. J’en garde la profonde intuition que la carte et le trait sont des affaires strictement humaine sans lien direct avec l’univers.

A 12 ans, rempli de longues heures d’ennui passées ici au soleil d’août, alors que l’océan et moi nous nous quittions amis, je trouvais sur le chemin du retour un bouquet de minuscules fleurs mauves. Je décidai de cueillir les pétales magiques et de les offrir à Jeanne, ma grand-mère, en témoignage de mon amour. Jeanne, je suis droit comme tu l’as souhaité et tes particules dansent toujours en moi, le monde accueillera bientôt un nouveau garant de leur éternité.

 

Je peine souvent à lire les tiges de ce monde et son épaisse laideur m’ôte tout courage d’y précipiter la main. Je ne doute pas cependant de la puissance du cancer qui les agite et que l’océan errant ne tardera plus à dévoiler.

Stefan Brochard                                                                                       20.12.2014

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23 janvier 2010 6 23 /01 /janvier /2010 17:03


Les causeries de la Forge Multicolore


Chaque été, des causeries sont organisées à La Forge Multicolore (Entrée libre et gratuite). Nous serons heureux de vous y accueillir pour écouter une conférence sur le Surréalisme, Réné Char, Degas...

La Forge Multicolore est ouverte à tout nouveau projet de conférence, de causerie (art, histoire, philosophie). N'hésitez pas à nous contacter.


La Forge Multicolore
Le Palais, Belle Ile en Mer


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16 décembre 2009 3 16 /12 /décembre /2009 15:28
Les surlucidistes, Stéfan Brochard et Laurent Garet, annoncent la naissance du mouvement.
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